[ENTRETIEN] SYLVIE BRUNEL
Deux ans de pandémie et la guerre entre la Russie et l’Ukraine, nations exportatrices de céréales, font ressurgir en Europe le spectre de l’insécurité alimentaire. Que nous enseigne cette crise ? Pourrions-nous avoir du mal à nous nourrir ? Sylvie Brunel est géographe, spécialiste du développement durable et de la faim dans le monde.
La géographie est une discipline méconnue…
J’ai commencé par des études de journalisme et de droit. Comme beaucoup de jeunes, j’avais envie d’être utile et de sauver le monde. Puis mon compagnon a choisi l’option “géographie” à l’ENA. Pour l’aider, je lui résumais des livres. Ça a été une révélation. Je me suis rendu compte que la géographie permettait de comprendre le monde en associant tout : le milieu physique, les aptitudes humaines, les conditions climatiques, la biodiversité, l’histoire. La géographie s’intéresse à comment les hommes habitent la Terre et à ce qu’ils en font. C’est la science des possibilités. La Terre influence les hommes, qui l’influencent à leur tour en la façonnant. La notion de ressource est toujours virtuelle : elles ne sont pas, elles deviennent. Tout peut être ressource – les déchets, l’urine… On peut se trouver par exemple dans un milieu très défavorisé comme la Bolivie et soudain réaliser qu’on dispose de gisements colossaux de lithium et que cela peut permettre de lutter contre la pauvreté. La géographie n’est jamais pessimiste, puisque l’humain peut à chaque fois se réinventer. Elle donne envie d’aimer le monde.
La faim est l’un de vos sujets d’expertise – vous en avez fait le thème de votre doctorat en économie et de votre habilitation à diriger des recherches en géographie. Y a-t-il là de quoi être optimiste ?
Dix-sept ans d’humanitaire, d’abord à Médecins sans Frontières puis à Action contre la Faim, m’ont montré à quel point la faim touche non seulement au milieu physique et au changement climatique, mais aussi au statut social. Dans certains pays, les populations défavorisées n’ont pas accès à l’alimentation, même si celle-ci existe. Ainsi, l’Inde exporte de la nourriture alors qu’en son sein, 250 millions de personnes souffrent de la faim. La faim touche également aux politiques agricoles et à la guerre. La famine est toujours liée à des choix politiques. Il existe une géopolitique des famines. Certaines crises alimentaires sont provoquées par des sécheresses ; or une sécheresse ne s’installe jamais du jour au lendemain, et l’on sait aujourd’hui en combattre les effets. La FAO ausculte en permanence la Terre via des systèmes d’alerte précoce. Lorsqu’une pénurie alimentaire s’installe quelque part, les ONG peuvent organiser des distributions préventives. Si cela n’est pas fait, si une insécurité alimentaire dégénère en famine, c’est-à-dire en rupture absolue de nourriture pour une population entière, c’est que le processus d’assistance a été interrompu. Soit parce que la population concernée est considérée comme périphérique par l’Etat central – comme c’est le cas au Kenya dans les régions du Nord Est -, soit parce qu’elle est victime d’une politique visant à la faire se déplacer ou à s’en débarrasser. Depuis la fin de la guerre froide et l’instauration d’un espace mondial, toutes les famines qui se produisent sont des famines tolérées.
Vous distinguez trois types de famines. Quelles sont-elles ?
La première, ce sont les famines créées : délibérément, on prive une population de son accès à la nourriture parce qu’on veut l’éliminer. La deuxième, ce sont les famines exposées, où rien n’est fait pour enrayer le mécanisme de l’insécurité alimentaire, afin de bénéficier de la “prime à l’urgence” et s’attirer le soutien des ONG. C’est ce qu’il se passe au sud de Madagascar. Le changement climatique offre un superbe alibi à ces crises, car il permet aux États concernés de s’exonérer de leurs responsabilités et de culpabiliser les puissances occidentales : “Vous avez bousillé la planète, vous nous devez réparation”. Je ne dis pas que le changement climatique n’est pas réel : il augmente la fréquence des crises ; les écosystèmes se dégradent de plus en plus et les populations sont de plus en plus vulnérables. Mais les famines exposées sont aussi pour certains pays un moyen de recueillir en l’espace de quelques semaines l’équivalent de plusieurs mois, voire de plusieurs années de coopération… Le troisième type de famine, ce sont les famines niées. Là, il s’agit d’éradiquer une population indésirable en toute tranquillité, comme c’est le cas en Corée du Nord, en Érythrée ou en Chine. On réfute le problème parce qu’on ne veut pas de témoin.
Y a-t-il aujourd’hui sur la planète de quoi nourrir tout le monde ?
Pendant longtemps, l’humanité a souffert de la faim. La population mondiale s’accroissait très peu car il y avait en permanence de grandes famines “régulatrices”. Les “révolutions vertes” des années 1950-1960 ont permis d’accroître les disponibilités alimentaires ; la production agricole mondiale est devenue supérieure à l’accroissement démographique. On s’est dit que la question de la faim était résolue. En 1996, au Sommet mondial de l’alimentation à Rome, tous les pays se sont réunis pour qu’en 2015, le nombre de personnes souffrant de la faim ait diminué de moitié, passant de 800 à 400 millions. Or on s’aperçoit qu’il y a toujours dans le monde un volant de 800 millions de personnes qui souffrent de la faim. Les révolutions vertes, qui se sont accompagnées de l’essor de l’irrigation, des variétés à haut rendement, des intrants, etc., ont accru la production sans résoudre le problème de l’accessibilité des pauvres à la nourriture, ni celui des problèmes environnementaux.
La pandémie et la guerre en Ukraine font ressurgir le sentiment d’insécurité alimentaire dans des pays jusque-là non concernés. Est-ce justifié ?
Au niveau mondial, le Covid-19 a bel et bien aggravé la situation. Ce n’est pas un hasard si le Programme Alimentaire Mondial – la plus grande organisation d’aide humanitaire au monde – a reçu le prix Nobel de la paix en novembre 2020 : durant la pandémie, 100 millions de personnes sont venues s’ajouter aux 800 millions souffrant déjà chroniquement de la faim. Non seulement la pandémie a exacerbé l’insécurité alimentaire, mais elle a aussi empêché les populations victimes de famines liées aux guerres, comme au Yémen, en Somalie, au nord du Nigeria, en Afghanistan ou en Syrie, d’être secourues, parce que les ONG étaient bloquées. A cela, vient s’ajouter la guerre entre l’Ukraine et la Russie. La neutralisation de cette grande zone productrice et exportatrice de céréales perturbe l’approvisionnement de régions dépendantes de leurs importations alimentaires, telles que l’Afrique du Nord, le Moyen-Orient, l’Afrique subsaharienne ou l’Indonésie.
Et l’Europe ?
Sa situation n’est pas dramatique, mais elle a des soucis à se faire. En France, nous fêtons les 60 ans des lois d’orientation agricole, qui ont été décisives dans l’évolution de notre agriculture. Nous fêtons aussi les 60 ans de la Politique agricole commune, qui a mis en place en Europe des mesures extrêmement vigoureuses afin de sortir de la faim qui avait marqué la Seconde Guerre mondiale. Grâce à elles, l’Europe est devenue une grande puissance agricole et agro-alimentaire. Elle a si bien réussi qu’elle s’est retrouvée confrontée à des problèmes de surproduction et de pollution, face auxquels elle a opéré un tournant environnemental, avec des objectifs tels que le passage d’au moins 25% des terres agricoles de l’Union européenne en agriculture biologique d’ici 2030. Mais si l’Europe a pu se permettre ce virage, c’est parce que sa population était repue. C’est classique : une fois la sécurité alimentaire obtenue, on se met à fustiger les effets secondaires (réels) des politiques agricoles sur l’environnement. Les agriculteurs ont trop bien travaillé ; ils se retrouvent soumis à des contraintes écologiques qui rendent l’acte de produire plus coûteux et plus compliqué. La crise actuelle exacerbe les difficultés. Face au déficit énergétique, à la montée des dictatures et à la question alimentaire, le “green deal” trouve ses limites. Pris à la gorge par la flambée des prix, les gens se retournent vers les produits alimentaires bon marché. A l’heure actuelle, un Français sur cinq n’a pas la possibilité de faire trois bons repas par jour. La baisse du pouvoir d’achat fait basculer les pauvres dans la malnutrition, les retards de croissance et l’obésité.
Pour vous, “évolution durable” ne rime pas forcément avec “agriculture biologique”. Vous plaidez plutôt pour une utilisation raisonnée des techniques de production conventionnelles…
La mondialisation, c’est aussi celle des virus et des bactéries. En agriculture, on voit revenir des fléaux comme le mildiou, responsable de la grande famine qui fit un million de morts en Irlande au milieu du XIXe siècle. On voit aussi ressurgir des poisons comme la datura et les mycotoxines. Les agriculteurs nous ont tellement habitués à une alimentation saine qu’on oublie que les traitements ont été nécessaires ! La conscience environnementale a entraîné une vision bucolique de la nature, qui ne correspond pas à la réalité du terrain. Les jeunes qui quittent les villes pour s’installer à la campagne se heurtent vite à la pénibilité et à la précarité de ces métiers. Il faut revenir à une approche réaliste. L’agriculteur n’est pas un jardinier, c’est un chef d’entreprise, qui doit maîtriser à la fois la réalité du changement climatique, la préservation des sols, les attentes en termes de biodiversité et la nécessité de produire des aliments sains à coût convenable. Dire que personne ne fait rien pour l’environnement c’est ignorer à quel point aujourd’hui, dans tous les secteurs, les gens sont en ordre de bataille pour essayer de trouver des solutions ! Les ONG environnementales ont fait un travail colossal, mais elles ont produit beaucoup d’éco-anxiété et ont terni l’image des agriculteurs, en les présentant comme des pollueurs. Il faut sortir des visions dogmatiques et revaloriser l’acte de produire. Gérer intelligemment la ressource, c’est chercher ensemble des solutions à la fois écologiquement respectueuses et économiquement rentables.
Quel message aimeriez-vous transmettre aux décideurs ?
Il faut revenir au principe de réalité. Nous ne pouvons pas déléguer à d’autres le soin de nous nourrir. La réapparition d’un risque alimentaire en Europe doit nous mobiliser : que pouvons-nous faire, nous-mêmes, sur notre territoire ? En Europe, nous avons la chance d’avoir les modes de production, de relation à l’espace et de gestion de la nature les plus avancés au monde. Pour entrer dans une nouvelle ère, il faut travailler main dans la main avec le secteur productif – car sa préoccupation à lui aussi est d’économiser au mieux la ressource ; il n’a aucun intérêt à détruire les sols et son outil de travail ! Le développement durable ne peut oublier l’impératif social. La biodiversité n’est jamais meilleure que quand elle est nourricière. Un champ de maïs, par exemple, c’est aussi des grues cendrées, un indice de fréquence de traitement très faible, une capacité de captation de CO2 très élevée, et une production de matière végétale colossale permettant de remplacer les carburants fossiles par du biosourcé.
Un exemple de collaboration fructueuse entre secteur agricole et protecteurs de l’environnement ?
Dans la région de Saint-Malo, le conservatoire du littoral travaille avec les agriculteurs. Au lieu, comme en Camargue, de sanctuariser les territoires se trouvant à l’interface de la terre et de la mer en y interdisant toute forme de culture ou d’élevage, au nom d’un idéal de renaturation et de wilderness, ils ont compris qu’il fallait continuer à y produire des légumes, à y élever des animaux et à y valoriser les algues. Car non seulement cela crée de l’emploi, mais cela empêche la mer et le sel d’avancer. Je ne cesse de le dire à mes étudiants : pour sauver le monde, il faut acquérir des compétences ; il ne suffit pas de descendre dans la rue ! Le développement durable est un vivier d’emplois formidable – dans le droit de l’environnement, la gestion des ressources ou de la biodiversité… Alors au lieu de se détourner du secteur productif, il faut se former, entrer dans les entreprises, comprendre leur écosystème, leurs techniques et leur langage, développer une expertise. L’être humain a la capacité incroyable de capitaliser des connaissances. Cette capacité offre aux nouvelles générations l’opportunité de s’appuyer sur le corpus de savoirs de leurs aînés pour être meilleurs qu’eux.
Article dans le magazine “Décisions Durables”, printemps 2022