[DE CE MONDE] Pays d’Arc
1976. Jean-Pierre Vincent est à Rome, à l’occasion d’un événement qui rassemble sur la Via Appia 4600 Chrétiens du monde entier. Soudain, une annonce est faite au micro : y a-t-il dans la foule un Français, du département de l’Aisne, en particulier de Soissons ? Et si possible qui s’y connaisse en archerie ? Stupéfait, Jean-Pierre Vincent s’avance vers le podium : oui, il est de Soissons, et fait partie de sa compagnie d’archers… On le conduit alors auprès des Franciscains qui gardent les catacombes de Saint-Sébastien. De quoi lui parlent-ils ? Pour le comprendre, il faut replonger dans l’Histoire.
Cinquième siècle après Jésus-Christ : les “Barbares” venus de l’Est affluent sur la Gaule. Augusta Suessionum, l’actuelle Soissons, une ville florissante fondée par les Romains, est menacée. Face aux pillages et aux tueries engendrées par les invasions, un évêque nommé Prince organise la défense de la ville en réunissant en milice ses tireurs à l’arc – arme qui, jusqu’alors, était surtout utilisée pour la chasse. “Ainsi naît à Soissons, en 471, la première compagnie d’archers, commente Jean-Pierre Vincent. De cette première compagnie nous sommes, sans discontinuité, les successeurs.”
An 486 : à la faveur du déclin de l’Empire romain, les Francs s’emparent du territoire. Leur chef, Clovis, fédère les autres peuplades et en devient le Roi. Séduit par Soissons, il en fait sa capitale, posant là les fondements du futur royaume de France. S’appuyant sur les acquis de la ville, il assoit le rôle de sa compagnie d’archers. En 561, Clotaire, le fils de Clovis, ordonne la construction près de Soissons d’une abbaye pour accueillir la dépouille de Saint-Médard. Au fil des ans, celle-ci prospère, grâce notamment aux reliques qu’elle récupère, et qui attirent les pèlerins. Mais ses trésors attirent les convoitises. Pour les protéger, les abbés réunissent l’élite des archers soissonnais en une “archiconfrérie” dont le rôle ne sera plus de défendre les remparts, mais les reliques. “C’est de ça dont les Franciscains voulaient me parler, explique Jean-Pierre Vincent. La relique conservée à la cathédrale de Soissons, dont les archers ont symboliquement toujours la garde, sous l’autorité de leur grand maître, l’évêque de Soissons, est un os de Saint-Sébastien donné par le Pape à une délégation de l’archiconfrérie et ramenée à Soissons en 825-826. C’était la première fois qu’un ossement de Saint-Sébastien sortait des catacombes de Rome.”
Bienvenue en Pays d’Arc
Impasse du jeu d’arc, allée du jeu d’arc… Difficile dans le sud de l’Aisne de trouver une ville ou un village qui n’ait pas sa voie “d’arc”. Et pour cause : depuis des siècles, dans la région, on tire à l’arc. Comme les murs de pelote au Pays basque, le jeu d’arc, avec ses haies d’arbres délimitant les zones de tir, fait partie du paysage local. “Il y avait des jeux d’arc dans toutes les communes, commente Sandrine Courtaux, membre de la Compagnie d’archers de Soissons. Dans les campagnes, c’était le loisir du dimanche. La pratique de l’arc s’est propagée partout où s’étalait la puissance de Clovis. Ce qu’on appelle aujourd’hui le Pays d’arc, c’était tout simplement le Pays franc. On y retrouve la Picardie, une partie de la Champagne, l’Ile-de-France et un peu de la Normandie.”
L’archerie est entrée dans la vie de Sandrine Courtaux lorsque son fils de 13 ans a souhaité s’essayer au tir à l’arc, “parce qu’un de ses amis en faisait”. Lui a arrêté au bout de quelques années, “mais j’ai continué ! raconte-t-elle. Au début, on vient pour le tir, puis on découvre une histoire, des coutumes ; on s’engage dans un monde.” Nous avons tous en tête les exploits de Robin des Bois et ses valeurs de justice et de solidarité. Le Zen, lui aussi, a sa “voie de l’arc”, avec le Kyudo. Les mots pour décrire ses apports sont communs : concentration, adresse, méditation en action, conduite du souffle, harmonie du corps et de l’esprit… “Nous recevons parfois des enfants hyperactifs, souligne Sandrine Courtaux. Leurs parents nous disent qu’au bout de quelques mois de tir à l’arc, ils sont beaucoup plus calmes et canalisés.”
Un patrimoine culturel
Lorsque Jean-Pierre Vincent est arrivé à la Compagnie d’archers de Soissons, en 1955, il avait 17 ans. Soixante-huit ans plus tard, il en est le Connétable, protecteur de son passé et de son éthique. “J’y ai trouvé une discipline et une fraternité, indique-t-il. Un esprit de famille et d’amitié intergénérationnelle.” L’ancien député maire de Château-Thierry, Jacques Krabal, en témoigne en ouverture du livre L’année du Bouquet : “Comme pour de nombreux enfants, le tir à l’arc a marqué mon entrée dans le monde sportif, à Epieds, mon village natal, écrit-il. L’apprentissage de la vie associative, les notions de bénévolat, d’ouverture aux autres, de respect et de responsabilisation qui lui sont liées, nous les apprenions au sein de la compagnie d’archers (…) Aux côtés de l’école, elle représentait une institution, avec ses règles de fonctionnement, sa hiérarchie et ses principes d’organisation.”
Si les compagnies d’archers ont aujourd’hui le statut d’association, elles ne sont pas de simples clubs sportifs. Pour être compagnie, il faut perpétuer les traditions de la “chevalerie d’arc”, constituées d’un ensemble de règles de sécurité et de bienséance unifiées depuis 1733 dans une Charte commune à toutes les compagnies. Maîtres mots : honneur, courtoisie, fraternité, respect, solidarité. “Par exemple, pour entrer dans une salle d’armes avec un arc bandé, il faut demander la permission, et attendre qu’on vous l’accorde”, illustre Sandrine Courtaux. Faire silence sur le pas de tir lorsqu’un tireur est armé, saluer les autres tireurs avant de lancer sa première flèche, ne jamais reprocher une mauvaise flèche à un tireur, ne jamais enjamber un arc s’il est tombé ou posé par terre, car il est une entité en soi, ne pas manger ou fumer un arc à la main pour la même raison… Héritage de son passé militaire, toute compagnie a ses grades : on y trouve un empereur, un roi, un connétable, un capitaine, un premier lieutenant, un porte-emblème, des chevaliers, des archers et des aspirants. “N’est pas chevalier qui veut, précise Hélène Adrien-Bouchardeau dans L’année du bouquet. Il devra passer d’abord du statut d’aspirant à archer. Après au moins trois ans d’observation et sur proposition, le conseil des chevaliers de la compagnie appréciera ses qualités humaines et son comportement en toutes circonstances. S’il est accepté, il est reçu au cours d’une cérémonie, où lui sont rappelés les devoirs d’un chevalier et les traditions de la chevalerie d’arc.”
Pour être reconnue comme telle, une compagnie doit avoir à la tête de son bureau au moins trois chevaliers, disposer d’un jeu d’arc, posséder un emblème, transmettre les valeurs de la chevalerie, organiser des tirs traditionnels et participer aux “Bouquets provinciaux” – une compétition qui, tous les mois de mai, selon des rites hérités du Moyen-Âge, réunit plusieurs centaines de compagnies. “Ce sont de grandes fêtes, avec une messe, un défilé… indique Jean-Pierre Vincent. Dans les années 1950, il pouvait y avoir six Bouquets par an. Désormais, il n’y en a plus qu’un seul. L’archer vainqueur se voit remettre un vase de Sèvres fabriqué spécialement pour l’occasion, de la part du Chef de l’État.”
Le noble jeu de l’arc
En 1260, alors que l’archerie française se développait sur le modèle de milices citadines, Saint Louis publia une ordonnance par laquelle chacun était “requis de prendre exercice du noble jeu de l’arc plutôt que de fréquenter d’autres jeux dissolus”. La pratique du tir à l’arc, dans les bourgs comme dans les campagnes, s’en trouva promue. En 1448, pour se défendre contre les attaques des Anglais, la France se dota de compagnies de “francs archers”, composées de roturiers exonérés d’impôts mais mobilisables à tout moment. Supprimée des armées par François Premier vers 1520, parce qu’elle ne faisait plus le poids face à l’arrivée des armes à feu, l’archerie fut ensuite interdite à la Révolution pour retrouver ses lettres de noblesse vers 1800, sous forme de loisir sportif.
“Les tirs que l’on pratique au sein des compagnies sont eux aussi fruits de l’Histoire”, poursuit Sandrine Courtaux. Le tir au beursault, notamment, “correspond à l’ancien entraînement des archers” : sur 50 mètres, une cible à chaque extrémité, on tire dans un sens, puis dans l’autre. “La cible est basse, parce qu’elle correspond à la hauteur du pli de l’armure, là où l’adversaire était plus vulnérable”, précise-t-elle. Un autre usage perpétué depuis le Moyen-Âge est celui du “tir à l’oiseau”, imaginé pour inciter le peuple à la pratique de l’arc. “Celui qui abattait une effigie d’oiseau placée en hauteur était désigné roi de sa compagnie pour un an, détaille Sandrine Courtaux. Il bénéficiait des honneurs, mais aussi d’avantages fiscaux. Aujourd’hui encore, c’est ainsi que l’on désigne le roi – ou la reine – de chaque compagnie.”
Car si les archers étaient historiquement des hommes, les compagnies accueillent aujourd’hui des jeunes et des femmes. A Soissons, 30% des membres ont moins de 21 ans, et 45% des effectifs sont féminins. “Il faut savoir évoluer tout en préservant les traditions !” sourit Jean-Pierre Vincent. Au sein des compagnies désormais, outre les tirs traditionnels à l’arc classique, on pratique l’arc à poulie, ainsi que d’autres disciplines comme le tir sur cible anglaise, l’arc-trap (un ball-trap avec un arc) ou le Run Archery (mélange de course à pied et de tir à l’arc). “Avant tout, on cultive un esprit, conclut Jean-Pierre Vincent. On perpétue ce qui a été mis en place il y a des siècles”, afin de préserver un patrimoine, “une racine, une lignée”.
Reportage paru dans la revue Natives – Printemps 2023