[ENTRETIEN] Indra Sinha
Bhopal, Inde, 3 décembre 1984 : l’explosion d’une usine américaine de pesticides ruine la vie de centaines de milliers de gens. Trente-cinq ans après, rien n’est réglé, même après la condamnation des dirigeants du groupe. Entretien avec Indra Sinha, grande plume et grand activiste, dont le roman “Cette nuit-là” donne chair et voix aux habitants de la Cité de la terreur.
Ton envie de départ, c’était d’écrire sur Bhopal ou d’écrire un roman ?
En 2001, une fois mon premier roman terminé, mon agent me dit : “Ecris sur Bhopal”. Je réponds : “Je ne veux pas”. Il réplique : “Tu le dois”! Bhopal est au centre de ma vie depuis 1994 : j’organise des campagnes de soutien, publie une newsletter et suis en contact quotidien avec la clinique que j’y ai créée (1). Le sujet était trop proche, trop personnel, pour que je lui consacre un roman. Mais je le connais bien… J’ai décidé de raconter l’histoire de cinq personnages, cinq appartenances, au sein d’une ville imaginaire nomme Khauf (“khauf” signifie “terreur” en hindi).
Le narrateur n’est pas toi, mais Animal, un jeune Indien des rues, cynique et mordant, que la contamination chimique a privé de ses jambes. Trottait-il dans ta tête dès le début?
Au départ, je tenais quatre personnages (Zafar l’activiste, Nisha l’étudiante, Somraj le musicien, Elli la doctoresse américaine), mais n’arrivais pas à leur donner vie. Jusqu’à ce qu’un ami de Bhopal me dise “c’est parce qu’ils sont trop classe moyenne. Il faut que tu ailles à la base, chez les pauvres”. Je réponds que je ne peux pas, que je ne sais pas ce que c’est de vivre dans la rue, d’avoir faim, de chier sur les voies ferrées… Mais il a raison, c’est là qu’il faut que j’aille. Alors je lis, je me documente, sans arriver à me départir du sentiment d’illégitimité. Un jour, je tombe sur la photo d’un mec qui se déplace avec les mains parce que ses jambes sont trop faibles pour le soutenir. C’est le déclic : le héros de mon livre, Animal, sera un jeune des bidonvilles, marchant à quatre pattes. Aussitôt, j’entends distinctement sa voix dans ma tête: “Qui es-tu, comment oses-tu prétendre écrire ce livre, toi qui ne connais rien à nos vies ? C’est moi qui dois le faire !” Sur le moment, j’ai même rédigé une lettre à mon éditeur signée Animal pour l’informer que ce serait lui l’auteur du roman, mais je ne l’ai pas envoyée : moi ça me faisait rire, mais eux n’aurait pas apprécié les complications administratives engendrées!
“Cette nuit-là” et l’usine semblent des personnages à part entière. Leur relation aux protagonistes est vivante, charnelle, viscérale…
Très bien vu. Les gens de Bhopal entraînent un lien complexe avec “cette nuit-là” et l’usine. Elles sont comme un ogre qui continue de terrifier petits et grands. A Naples, la menace d’une nouvelle éruption du Vésuve plane sur les habitants. A Bhopal, c’est pareil ; la ville est hantée par un fantôme. Quand Animal, dans le livre, monte à la tour de l’usine, il entend tout un tas de bruits. C’est vivant, ça fait partie d’eux.
Au fond, c’est un roman sur le regard: celui que porte les pays riches sur les pauvres, celui qu’on porte sur les autres et sur soi-même… Tu as même fait du lecteur un personnage, nommé Zoeil.
Le livre établit effectivement une dialectique entre Animal et nous. On voit souvent les autres sans les comprendre. Nos mots ne pourront jamais recouvrir la réalité des gens de Bhopal. Tu peux parler de justice, de décence ou de liberté, ça n’a pas de sens face à leur vécu. Comme quand les gens me vantent les merveilles de l’Inde, du genre : “je suis allé à Madurai, j’ai vu des temples, des éléphants, et même pas un mendiant”! Ceci n’est pas l’Inde, c’est un fantasme. Ce qu’on appelle l’Inde se résume à quelques villes. Le reste, là où vivent la plupart des Indiens, n’a pas de nom, pas de statut, pas de loi, pas de boulot, pas de médicaments…
Le roman souligne la condescendance des regards, de la part des Occidentaux mais aussi de certains Indiens.
La classe moyenne indienne a un problème avec les pauvres. Peut-être parce qu’elle vit à côté d’eux : dans une ville comme Bombay, les tours flambant neuves jouxtent les bidonvilles. Ils doivent s’en foutre, sinon ils auraient déjà fait quelque chose ! Quand ils me congratulent sur mon livre, ça me fout en colère… Un jour, une journaliste indienne me dit : “Animal a une vision distordue du monde parce que son corps l’est”. Mais pas du tout! Pour lui, elle est normale! Et sa réalité est aussi valable qu’une autre… Quand on me fait des remarques sur la vulgarité de ses paroles, je réplique que le silence qui entoure Bhopal est bien plus obscène que tout ce qu’il pourrait dire. Et qu’il nettoiera son langage quand la ville l’aura été!
Si la catastrophe avait lieu aujourd’hui, tu penses qu’elle serait mieux traitée?
Son ampleur serait aussi grave, mais les journalistes afflueraient davantage, et ne lâcheraient pas aussi vite. En 1984, atteindre Bhopal était difficile ; maintenant, il y a trois vols par jour! Le problème cependant n’a jamais été la compassion de l’opinion publique, mais le pouvoir d’Union Carbide, et la position du gouvernement indien, qui ne fait rien pour Bhopal et n’exige rien de la compagnie américaine, parce qu’il veut attirer des firmes occidentales… A Bhopal, rien n’a changé. Sous la pression des organisations internationales, les autorités ont collecté quelques déchets, mais les ont entreposés dans un coin de l’usine, où ils continuent de polluer le sol et l’eau ! Les bébés naissent avec des maladies et des infirmités, le lait des mères est contaminé, les gens meurent très jeunes…
Dans quel état d’esprit sont les gens de Bhopal ?
Sans espoir, mais pas prêts à lâcher! Ils ne croient plus aux grandes promesses, mais continuent à se battre. 25 ans après la catastrophe, il y avait eu douze grèves de la faim, 1120 manifestations, 1500 marches vers Delhi… Et 23 000 morts, 568 000 blessés. Le seul moyen de faire bouger les choses est de mettre la pression sur les autorités. Non seulement pour obtenir justice et réparation, mais aussi pour éviter que ce genre de catastrophe se reproduise ailleurs.
Concrètement, comment aider ?
Outre la participation aux campagnes de mobilisation, les gens peuvent soutenir la clinique Sambhavna, qui ne vit que de dons individuels (www.bhopal.org). On y soulage gratuitement les souffrances des habitants en utilisant au cas par cas allopathie et médecine indienne à base de plantes, de techniques de respiration et de mouvements de yoga. Les gens de Bhopal sont déjà rongés par les produits chimiques, on essaie de ne pas en rajouter ! On a ainsi développé des protocoles naturels contre l’anxiété, les allergies, le diabète… Qui sont aussi des pistes pour guérir les maux de l’Occident.
A LIRE : Cette nuit-là, Indra Sinha, traduction de Dominique Vitalyos, Albin Michel.