[CES MOMENTS] Chao Brooklyn
Dans une demi-heure, mon réveil devrait sonner à Paris. Dans une demi-heure, je m’endormirai à New York. Il est une heure du matin, j’ai six heures de décalage horreur dans la tronche, je marche sous la pluie dans Brooklyn déserté… et tout va bien. Comme à chaque fois que scintille en moi cette petite flamme, cette impression de résonner.
Début de l’histoire à six heures. Lever de soleil sur Highland Park, premiers va-et-vient du bus Q56 sur Jamaïca Avenue. Café et muffin au distributeur de la YMCA. Descente à la salle de gym, coup d’oeil aux habitués. « Pour démarrer la machine, suffit de pédaler. » Pas le premier coup de main spontané depuis mon arrivée, sûrement pas le dernier…
Fin de matinée, marche dans Cypress Hills à la recherche d’une station de métro. Fulton Street, Van Siclen Avenue, ligne J direction Broad Street. Broadway Junction, ligne A, ligne truc, je m’y perds. « Le train express. » Ah ouais. « Dans l’autre sens. » Allons bon. Grand Army Plazza, m’y voilà. Prospect Park West, descendre treize blocs sous le cagnard. Plutôt cosy par ici ! Exit les gamins grassouillets qui débordent des trottoirs de mon quartier, bonjour les promeneurs de chiens bardés de labradors lustrés. Neuvième rue, entrée de Celebrate Brooklyn : ouf, j’y suis.
« Blake, the press rep ? » Pas arrivé. « Jack ? » Allons voir. Un bénévole, un autre, un troisième, on se passe la main pour me conduire derrière la scène. Le directeur du festival est là, dans un coin de la loge. Interview souriante. La conversation arrive sur Manu Chao : « il est derrière vous ». Je lance un « ouais ouais » blasé… et me retrouve avec lui nez à nez. « Euh, bonjour, enchantée. »
I will always come back
15h30. Début des balances. Riff de guitare. Pour balancer, ça balance ! Posée là, j’attends, j’écoute, j’observe, je me fonds. Une conversation par ci, deux mots par là, l’équipe me fait une petite place. « Le groupe a besoin d’oranges pour je ne sais quel rite avec des plantes et du gingembre », me lance malicieusement miss buvette. « Je voudrais être journaliste musical, me confie un autre préposé du bar. Le guitariste est vraiment trop bon, devrait avoir plus de solos ! »
18h. Arrivée du public. Voyons, quelles têtes ils ont ? A l’entrée, deux mecs tentent de revendre des places : « En espagnol, comment on dit ticket ? Boleto ou billete ? » Une donzelle milite pour le Darfour : « Bonne récolte, le public de Manu Chao est plus sensibilisé que les autres ! » Ambiance résolument décontracte.
19h30, rappel des troupes, ça va commencer. « Il paraît qu’en France et en Amérique latine, c’est une super star ! », me glisse une photographe américaine. Attends un peu, ma grande, tu vas comprendre… Premières notes, le ton est donné. Le set a beau être hyper rodé, le truc fonctionne. Dans le public, ça pogote. Sur scène, ça se donne. Y a qu’à voir les regards de Manu et sa bande : les gars sont là, à 100% dans le moment. De l’énergie, de la bonne, de la vraie, de celles qui carburent au plaisir et à l’humanité. « I’m sorry to dedicate this song to bad politicians. Education for everybody, job for everybody, Ok Mister White House ? »
21h30. Tempête à l’horizon, le directeur du festival panique. Pas le public. Le lien est créé, pas question de le briser. Du coup, sous la flotte, le truc pourrait prendre un p’tit côté Woodstock ! « I will always come back, Brooklyn »… Fin de scène. La foule est partie, restent les VIP. Sonnée par le jetlag, saoulée par le brouhaha, l’ambiance me paraît surréaliste. Qu’est-ce que je fous encore là ? Ah oui, j’attends que la pluie cesse…
22h30, 4h30 heure française, je fais quoi ? Faut que je rentre dans mon barrio, moi ! Allez, j’abdique. Je me lève, me faufile, dis au revoir à Gambeat et puis là, une voix : « Alors princesse, raconte-moi : depuis tout à l’heure, je te vois discuter avec plein de gens… » Mister Chao. Des dizaines de coups de fil, huit heures de vol, 43 « est-ce une bonne idée », 32 « mais qu’est-ce que je fous là »… et poum, ça résonne. Je suis là parce que. Parce que ça vaut le coup. Parce que ce soir, j’ai vu l’humanité se comprendre, parce que cette énergie existe. Parce que n’en déplaisent à certains, cette Terre n’a pas de nombril, mais un cœur. Et que c’est là qu’il faut être : au cœur du monde.
Brooklyn, juin 2007