[DE CE MONDE] Auroville, une utopie en marche ?
C’est un matin comme un autre au centre de Pondichéry. Les embouteillages pétaradent, les enfants trottent vers l’école, les commerçants sirotent un thé sur le pas de leur porte. Quelques kilomètres plus tard, le scooter bifurque sur une piste. Soudain, tout est plus calme. Les panneaux défilent : Solitude, Surrender, Grace, Humility, Acceptance… Du nom des lieux dits qui composent Auroville, qu’on appelle ici « communautés » – et qui semblent tisser, déjà, un fil de conscience.
Derrière les feuillages, Auroville se laisse entrevoir. Un jardin d’enfant, une cuisine solaire, un dispensaire. Des villas, une fabrique de spiruline, un atelier d’instruments de musique… Terre rouge, ciel bleu, arbres verts : à l’écart de la pulsation bouillonnante de l’Inde, un écrin discret. « Auroville, c’est un mouvement d’Aïkido », me dira-t-on. Un geste en ouverture, un geste en retrait…
Esquissé à la fin des années 1950 par Mirra Alfassa, dite Mère, figure spirituelle de l’ashram du sage et philosophe indien Sri Aurobindo, le projet est devenu réalité le 28 février 1968, lorsque 5000 personnes de 124 nationalités se rassemblèrent sur une terre désertifiée du Tamil Nadu pour lancer la création de cette « cité idéale » avec le soutien de l’Unesco. Symbole de paix, désir d’une « unité humaine dans la diversité », Auroville se veut un lieu d’apprentissage perpétuel ouvert à tous ceux « qui ont soif de progrès et aspirent à une vie plus haute et plus vraie », ainsi qu’un terrain d’exploration en matière d’innovations sociales, environnementales, culturelles et spirituelles.
Une aspiration commune
« Auroville n’appartient à personne en particulier, mais à l’humanité dans son ensemble », clame sa charte. Pour y séjourner, « il faut être le serviteur volontaire de la conscience divine », poursuit-elle. Impossible de comprendre le lieu sans revenir à la vision de Sri Aurobindo et de Mère d’une nécessaire évolution de l’être, non plus basée sur la maîtrise de moyens extérieurs, mais sur le développement de qualités intérieures.
Cinquante ans plus tard, à l’heure où les éco-villages se multiplient, où en est l’initiative ? Qui sont ceux qui la portent ? « C’était en 1973, je terminais mes études de géographie et d’écologie, raconte Nadia Loury, présidente d’Auroville International France. J’avais trouvé dans la bibliothèque de mon père un ouvrage sur Sri Aurobindo. Ce livre apportait des réponses à mes questions sur le sens de la vie. » Son premier séjour à Auroville dura quatre mois. « Nous étions tous animés par l’envie de changer le monde », se souvient-elle. Et il fallait y croire : pas d’eau, pas d’électricité ; des maisons en bois de pakamaran, feuilles de palme et piliers de granit. « Nous avons commencé à semer, non par souci écologique, mais pour survivre ! souligne-t-elle. Le sol était dur, pauvre. On plantait des arbres à la barre à mine. »
Pas de dogme imposé : Auroville n’est pas un ashram, chacun est livré à lui-même. « C’était un peu le problème, estime Nadia Loury. Nous étions animés de grandes intentions, mais nous avions peu lu, peu pratiqué de discipline spirituelle. Il y avait des excès, mais tout le monde était mu par une aspiration. Au fond, on expérimentait au jour le jour », portés par l’élan de ceux qui choisissent de ne pas mener leur quête existentielle en huis-clos, mais dans l’édification d’une ville – « car à travers elle, c’est nous-mêmes que nous construisons », précise-t-elle.
Pourquoi suis-je là ? Quel est le sens de mes actions ? Comment apporter une nouvelle pierre ? Comment m’éveiller intérieurement pour y arriver ? « Incarner la conscience divine dans la matière » devrait y être la préoccupation de chacun, mais au fond, convient Nadia Loury, il y a « autant d’Auroville que d’Aurovilliens ». Brassage de nationalités autant que destins et de motivations, Auroville est un microcosme, avec ses règles, ses égos, ses réussites et ses échecs. Chacun arrive avec son passé, ses représentations et ses projections. Aux « purs et durs » de la première heure, se sont ajoutés des paumés fuyant leur réalité, des gens en quête d’une existence plus paisible et moins matérialiste, d’autres désireux d’explorer les potentiels de l’être à leur manière, au sein d’un environnement bienveillant. Certains y vivent repliés sur leur communauté d’origine, en en reproduisant les modes de pensée. D’autres noient leur angoisse métaphysique dans l’accumulation de connaissances ou la suractivité…
« Médi-clowns » canadiens, Fif Fernandes et Hamish Boyd cherchaient un point de chute en Inde. Un ami leur parla d’Auroville. Ils y passèrent sept semaines. Touchés par leurs visites au Matrimandir – le grandiose espace de concentration édifié au cœur de la cité –, ils vinrent s’y installer. « Moi qui étudiais le bouddhisme et m’étais intéressé à l’hindouisme, je trouvais les écrits de Sri Aurobindo obscurs et ne comprenais pas certaines de ses idées », indique Hamish. Il tomba malade. Le climat chaud et humide fut une épreuve. Et le couple peina à se loger – ils déménagèrent douze fois en un an ! « J’ai beaucoup râlé, confie Hamish. Il m’a fallu faire preuve de fluidité et de ténacité. »
Jusqu’à ce qu’un jour, lors d’un cours de pranayama, il entendit dans sa tête une voix. « Tout ce dont tu as besoin est ici », lui disait-elle. « Je me suis retourné, narre-t-il. Une photo de Mère me regardait. Etait-ce un message ou le fruit de mon imagination ? » Des intuitions et des synchronicités se mirent à affluer. « On devait visiter un appartement dans une communauté nommée Courage », illustre-t-il. Deux nuits d’affilée, Fif et lui firent des rêves désagréables associés à cet endroit, « comme pour [les] prévenir de ne pas y emménager ». Le soir, ils apprenaient qu’une chouette maison se libérait. Ils y vivent depuis quatre ans.
Une expérience personnelle
« Les écarts entre ce qu’est Auroville en théorie et la façon dont ça se passe concrètement, sont réels, estime Fif. Mais il y a quelque chose dans l’air… Si une pensée me traverse, Hamish le sent. Ce lieu est au service d’un changement de conscience. L’auto-examen y est primordial. Parvenir à l’unité humaine, c’est peut-être d’abord être en phase avec soi. Quand on est dans cet alignement, le lien aux autres suit naturellement. »
Pour progresser, d’autres ont au contraire besoin de s’extirper de la bulle d’Auroville. « Je suis arrivée ici il y a 24 ans, inspirée par la lecture de l’Agenda de Mère », explique Marie-Claire Barsotti. Elle qui peinait à trouver son équilibre dans la vie « normale », s’y sentit immédiatement chez elle. Enseignante en maternelle, elle s’y lança avec bonheur dans le design. Au bout de dix ans, elle dut cependant rentrer en France pour accompagner son fils. « Me retrouver dans 36m2 à Paris avec un mi-temps à 860 euros par mois, quel crash test ! » admet-elle. Elle comprit l’intérêt de l’épreuve quand elle rencontra le Dr Laskow, auteur du best-seller Guérir par l’amour. « A son contact, j’ai vu combien Auroville avait été pour moi un cocon, observe-t-elle. J’ai perçu tout ce que j’évitais en y vivant. A Auroville, je planais, je n’étais pas dans mon corps ! » Le Dr Laskow lui procura l’ancrage dont elle avait besoin. « Je suis retournée à Auroville plus enracinée, donc plus efficace. » Aujourd’hui, elle y concilie activité artistique, accompagnement « holoénergétique » et projets caritatifs.
Comment l’homme évolue-t-il le plus vite : en développant sa spiritualité à l’écart du monde ou en se frottant à celui-ci ? Soutenue par le gouvernement indien, Auroville est encore fragile économiquement. Sa création n’a pas toujours été bien vue par la population locale. Pour autant, si les pionniers ne s’étaient pas retroussés les manches, ce bout de terre n’aurait pas reverdi. Des emplois y ont été créés. Des compétences comme le reboisement, l’architecture ou l’agriculture biologique, y ont été développées…
2777 personnes issues de 54 nationalités, dont 43% d’Indiens, constituent actuellement la population d’Auroville. Des enfants y sont nés, des dizaines de milliers de gens y sont passés. Au gré de leur investissement, des infrastructures sont apparues, de nouveaux modes de gouvernance y sont testés. « Faire sa place ici nécessite d’infiltrer les réseaux, d’être proactif, de rendre des services et de savoir rebondir », note Didier Weiss, installé là depuis 22 ans. Car à moins d’avoir une source de revenus annexe, se pose vite la question des ressources. « Lorsqu’on travaille dans une des structures d’Auroville, on reçoit une “maintenance”, mais pour s’en contenter, il faut avoir l’esprit sâdhu ! pointe-t-il. Chacun amène ses compétences. En fonction de l’offre et de la demande, il lui sera possible de les valoriser, ou pas. » Ne pas y parvenir peut entraîner des frustrations.
Ingénieur du son, lui a cofondé une structure spécialisée dans la conception de studios d’enregistrement, basée à Auroville. « Je l’ai créée, mais elle appartient à la Fondation d’Auroville, précise-t-il. L’argent qu’elle génère revient à ceux qui y travaillent, mais aussi à la communauté. » Une bonne partie des revenus va au financement des écoles, des routes… ainsi qu’à des secteurs dont il peut décider, « comme la protection animale ». « En complément de la “maintenance”, mon entreprise me procure des avantages matériels, ce qui peut créer des jalousies », souligne-t-il. Auroville est humaine ; ses problèmes sont ceux du monde. Tout peut y être l’objet de critiques et de querelles. « Poser Auroville comme un lieu de progrès et d’apprentissage oblige à tout redéfinir, analyse l’enseignant-chercheur Jean-Yves Lung. Il faut accepter de se dire : on ne sait pas, mais on va essayer ensemble ! »
« Auroville est une tentative », conclut Nadia Loury. Un « laboratoire humain » tourné vers ce qui pourrait être le futur de l’humanité. « Bien sûr, on n’y est pas ! » insiste-t-elle. L’humain est apparu il y a 2,8 millions d’années. Pour aboutir à l’être « supramental » dont Sri Aurobindo et Mère ont eu la vision, il en faudra peut-être encore des millions. « Notre mission est d’avancer dans cette voie de la métamorphose, estime-t-elle, mais nous n’avons pas le mode d’emploi ! L’idéal serait qu’Auroville continue de se développer de manière organique, au plus près de sa Charte. »
Elle, depuis 40 ans, ne cesse d’y retourner. « Même si je n’y vis pas physiquement, je me sens Aurovillienne, dit-elle. C’est ma colonne vertébrale, mon point de cohérence. » A chacun de voir si l’aventure l’appelle. « Prenez le temps, remisez vos certitudes, ne jugez pas trop vite », conseille-t-elle. Quoi que vous y viviez, ressentez ce que ça crée en vous, demandez-vous pourquoi. Le défi d’une vie est de trouver l’harmonie dans le paradoxe et la complexité. A Auroville comme ailleurs.
Paru dans Inexploré Magazine – www.inrees.com