[DE CE MONDE] Des Normands et des vignes

 

Quand on s’occupe de la vigne, il fait toujours beau.”

Ce dicton, Pierre Rouquié l’a fait sien. Fils d’agriculteur, petit-fils de viticulteur, cet ancien ingénieur agronome a appris à tailler la vigne à l’âge de 12 ans. Depuis, elle l’accompagne. Originaire du Quercy, diplômé de l’Ecole supérieure agronomique de Montpellier, il a fait carrière dans le vin : “quinze ans à l’Office national interprofessionnel des vins”, raconte-t-il, puis dix ans à l’Institut technique de la vigne et du vin, et treize ans, enfin, au ministère de l’Agriculture, dans la direction en charge de la santé des végétaux – “et dans mon portefeuille, évidemment, il y avait la vigne!

Un joli parcours professionnel qui l’a vite mené loin de ses terres du Sud. “Après des postes à Angers et en Corse, j’ai été nommé à Paris, mais je ne me voyais pas y vivre”, se souvient-il. Ce sera donc Gaillon, dans l’Eure, à une heure de train de la capitale. Un terroir où la pomme et les pommiers ont plus le vent en poupe que le raisin ! “La Normandie n’a jamais été une région à vocation viticole, admet Pierre Rouquié. Le sol y est bon, car on est sur les rebords du bassin parisien. Du point de vue géologique, ce sont grosso modo les mêmes terrains que la Champagne. Le calcaire crayeux conserve l’eau ; une fois les racines de la vigne bien implantées, l’irrigation n’est donc pas un problème. Le souci, c’est le climat doux et humide, qui favorise les maladies.”

Le fléau des maladies

La maladie, dans le domaine viticole, c’est l’ennemi numéro un. “Il faut savoir que la vigne, avec la pomme de terre, est l’espèce qui héberge le plus de champignons, de virus et de ravageurs”, expose Pierre Rouquié. Mildiou, oïdium, moisissure grise, anthracnose… Et bien sûr, phylloxera. “Jusque dans les années 1960, il y avait un peu de vigne en Normandie, en complément d’autres cultures, mais elle a fini par succomber sous la pression des maladies cryptogamiques, souligne-t-il. Les dernières vendanges que l’on ait pu tracer ont eu lieu en 1962 à Saint Pierre d’Autils.

Pas de quoi décourager Pierre Rouquié. En mai 1988, il plante dans son jardin un pied d’un cépage nommé Florentin doré. “Il m’avait été offert par un pépiniériste qui en avait l’exclusivité, se souvient-il. Il s’agissait d’une nouvelle variété, créée en 1981 par l’INRA et agréée par l’ONIVINS. Je l’ai mise en terre ; et ça a poussé !” L’agronome essaie ensuite de la bouturer. Seconde victoire. “Alors on l’a multipliée, placée chez quelques voisins”, dit-il. Mais si le Florentin doré est un excellent raisin de table, il est un peu trop “mou” – c’est-dire “manquant d’acidité” – pour donner du bon vin… 

L’aventure prend un nouveau tournant en 2008 quand une dame, à l’issue d’une conférence sur le vin donnée à Gaillon par Pierre Rouquié, attire l’attention de celui-ci sur un pied de vigne qui court depuis des lustres sur les murs de sa propriété. “Je suis allé voir, indique-t-il. J’ai pris des photos et les ai envoyées pour ampélographie à l’Ecole nationale d’agronomie de Montpellier.” La réponse est claire et nette : il s’agit d’un pied de Baco noir. “Ce cépage hybride a été créé en 1902 par François Baco, un instituteur des Landes qui s’est passionné pour l’hybridation, dans le but de produire des espèces résistantes au phylloxéra, indique Pierre Rouquié. Le Baco noir est le fruit de la rencontre entre une variété américaine nommée Vitis Riparia, extrêmement résistante mais non-fertile, et de la Folle-blanche, dont est issu le gros-plant-du-pays-nantais.” 

Des cépages résistants

Dans le milieu traditionnel du vin, on n’aime pas trop les cépages hybrides. Notamment, très rares sont ceux qui sont autorisés à entrer dans la composition des appellations d’origine contrôlée. Pour Pierre Rouquié, pourtant, il s’agit d’une avancée. “Les recherches sur la création d’hybrides par croisements – sans aller jusqu’aux OGM – se sont intensifiées dans les années 1980, sous la pression des consommateurs et des écologistes”, relate l’agronome. Car la viticulture, du fait de son exposition aux maladies, induit un recours massif aux pesticides. “C’est l’activité agricole qui en consomme le plus, concède Pierre Rouquié. En France, la viticulture représente 3% des superficies agricoles… mais 25% de l’utilisation des pesticides !

Bien sûr, les viticulteurs ont besoin de ces produits pour sauver leurs récoltes, mais du point de vue écologique, certains ont des effets désastreux. “Le soufre et le cuivre sont encore relativement naturels, souligne Pierre Rouquié. Utilisés à bon escient, dans des quantités convenables, en ciblant bien les traitements au cours du cycle végétatif de la vigne, cela ne pose pas trop souci.” Ce qui en pose davantage, ce sont “les molécules mises au point par les entreprises phytosanitaires” qui, si elles sont “beaucoup plus efficaces et systémiques” contre les nuisibles, sont aussi “peu sympathiques” pour ceux qui les appliquent, ainsi que pour les sols.

Pour les régions du Nord de la France, le Baco noir est une aubaine. Il est précoce et pas compliqué à cultiver, analyse Pierre Rouquié. Il pousse tout seul, y compris sous des climats peu favorables ! Sa vigueur et sa résistance sont étonnantes.” De fait, il ne requiert pas l’utilisation de pesticides. Autre bon point, selon l’agronome : la largeur de ses feuilles. “Grâce à sa surface foliaire, il est un véritable puits à carbone, note-t-il ; plus que n’importe quel arbre à petites feuilles.” Le hic, c’est que ce cépage est très difficile à vinifier. “S’il l’avait été, il aurait pris un essor considérable !” D’où la richesse de sa rencontre, imaginée par Pierre Rouquié, avec le Florentin doré.

Miser sur l’alliance

Quand on a découvert qu’il y avait du Baco noir à Gaillon depuis les années 1920, on a tenté l’alliance avec le Florentin doré de mon jardin”, explique l’agronome. Ainsi naît le Clairet de Gaillon – et la confrérie qui le fait vivre. “Cette association regroupe les viticulteurs normands qui entretiennent des micro-vignobles de quelques dizaines de pieds chacun”, précise son Président et Grand Maître. Ici, point de professionnels : tous les membres sont amateurs, et souvent néophytes. “A ce jour, la confrérie rassemble dix-sept micro-vignobles, poursuit-il. Le plus petit compte deux pieds, le plus grand deux cent vingt pieds.

Régulièrement, des gens contactent Pierre Rouquié parce qu’ils ont envie de planter de la vigne. Bénévolement, celui-ci analyse leur projet et l’accompagne à chaque étape. “Car l’objectif est avant tout le partage et la convivialité, rappelle-t-il. D’ailleurs, il est écrit dans les actes fondateurs de la confrérie du Clairet de Gaillon que ce vin rare de Normandie ne saurait être abaissé au rang trivial de produit marchand !” Une fois le vin assemblé, la production (de trois cents à six cents bouteilles par an) est répartie entre la quarantaine de membres de la Confrérie – et parfois quelques-unes offertes pour un événement local, “comme un mariage ou une exposition”. 

A Saint-Pierre-de-Bailleul, le vignoble du Clos du Véroult joue encore un autre rôle : celui d’accompagner, symboliquement, les enfants du village. “Les vignes plantées avec l’aide de la Confrérie sont dédiées aux bébés nés après 2010, précise l’adjoint au maire Patrick Marc. Chaque pied est numéroté et porte le nom d’un enfant.” Deux rangs de Florentin doré, deux rangs de Baco noir. En contrebas des 160 pieds, se trouve l’école communale. “Quand on a contacté Pierre Rouquié, on ne savait pas trop où planter, relate Patrick Marc. Depuis, on a retrouvé des cartes postales montrant qu’en 1905, il y avait déjà de la vigne à cet endroit !” 

Zéro intrant

Au Clos Véroult, la vendange a eu lieu mi-septembre. Deux semaines plus tard, les membres de la Confrérie se retrouveront pour le décuvage. “Ce sont des moments de communion et de partage, témoigne Patrick Marc. Lorsqu’on a planté la vigne, les écoliers sont venus avec leurs instituteurs, pour qu’on leur explique ce que l’on faisait, et tout ce à quoi peut servir le raisin. Les enfants étaient passionnés ! Pendant la récolte et l’égrappage, même quand chacun est penché sur sa tâche, on est ensemble.

Cultiver la vigne, pourtant, n’est pas chose aisée : “Il y a la sécheresse, le gel, les sangliers, les chevreuils, les merles… Quand on plante un pied de vigne, il faut savoir qu’il ne donnera pas de raisin avant trois ans, explique Pierre Rouquié, et qu’on n’obtiendra pas de récolte correcte avant cinq ou six ans !” A ceux qui veulent se lancer dans la vinification, l’agronome dit aussi : “La première année, tu vas faire du mauvais vinaigre. La deuxième année, du bon vinaigre. La troisième année, du mauvais vin. La quatrième année, du bon vin.” Patience et persévérance ! 

D’autant qu’il est clairement écrit dans le cahier des charges du Clairet de Gaillon qu’aucun intrant n’est autorisé dans sa production. “Pas même le soufre ou le cuivre, qui sont acceptés en agriculture biologique en certaines quantités et conditions d’utilisation, précise Pierre Rouquié. Chez nous, même le désherbage des parcelles doit être fait à la main !” Pour lui, la clé la plus écologique est de miser sur la résistance des cépages utilisés. “Aujourd’hui, il existe une dizaine de nouvelles variétés qui résistent aux maladies et donnent des vins intéressants, estime-t-il. La Champagne, par exemple, a pris la décision de remplacer jusqu’à 10% de son vignoble traditionnel de chardonnay (sensible aux maladies) par un cépage nommé Voltis. Son utilisation a été agréée pour la production de Champagne AOC. Jusque-là, pour lutter contre les maladies, ils avaient pu aller jusqu’à vingt traitements par cycle végétatif. C’est beaucoup trop. Lors des dégustations, personne n’a vu la différence entre le champagne classique et celui fabriqué avec un peu de Voltis.” 

Mécénat écologique

Le travail mené par la Confrérie fait son chemin dans la région. Après lui avoir demandé d’implanter quarante-cinq pieds de vigne, ainsi qu’un vieux pressoir, sur un rond-point de la ville, la mairie de Gaillon envisage de lui confier un espace de vinification de cinquante mètres carrés au sein du Pavillon Colbert du Château de Gaillon, actuellement en rénovation. Et grâce au mécénat écologique d’une grande entreprise, la Confrérie s’est vu confier l’exploitation d’une parcelle de mille cinq cents mètres carrés sur les hauteurs de la ville, à côté du château d’eau municipal. “Nous y avons planté deux cents pieds de vigne, détaille Bruno Duchesne, le Grand Échanson de la Confrérie. Deux rangs de Baco noir ; le reste, c’est du Floréal blanc”, un cépage résistant à l’oïdium et au mildiou – donc conforme au cahier des charges, qui n’autorise aucun traitement phytosanitaire. “Pour assurer le désherbage, on a même pensé à des oies !” sourit Pierre Rouquié. 

Sur le terrain, la Confrérie a aussi planté des herbes aromatiques, “pour la création d’une boisson non alcoolisée alliant jus de raisin, jus de pomme et un hydrolat composé de laurier, de sauge, de romarin, de marjolaine et de mélisse, dévoile son Grand Maître. Les premiers essais sont prometteurs. Reste à résoudre la question de la pasteurisation.” Car parmi les produits fabriqués par la Confrérie, il n’y a pas que le Clairet. “Le Clairet, c’est le vin obtenu par l’assemblage du Florentin doré avec un peu de Baco noir, détaille Pierre Rouquié. En œnologie, un vin dit clairet est un intermédiaire entre un rouge et un rosé. Soit rouge clair, soit rosé soutenu.” Celui de Gaillon pétille un peu, “parce qu’il n’a pas été trituré ni pompé, expose-t-il ; c’est le signe d’un produit naturel”.

Parmi les autres produits de la Confrérie, il y a le Baco noir, le Florentin doré, le verjus, la confiture, la gelée, le vinaigre, la vinorelle utilisée en aquarelle… ainsi qu’un excellent vermouth, obtenu par l’alliance de moût de raisin, de vin, d’alcool et d’un macérat d’aromates. “Au total, on peut tirer une vingtaine de produits de la vigne, ponctue Pierre Rouquié. Savez-vous par exemple que les pleurs, c’est–à-dire les gouttes de sève qui apparaissent sur les plaies de taille, auraient des vertus contre les maladies des yeux ? Ou que les cépages résistants comme le Baco noir produisent une molécule nommée resvératrol, qui est un antioxydant puissant très bon pour la santé ? On a même reçu la visite d’une famille turque intéressée par les feuilles de Baco noir pour les farcir !

Article paru en novembre 2023 dans Décisions Durables