[DE CE MONDE] La Fabrique Nomade
Trop souvent, les migrants n’exercent pas sur leur terre d’accueil le métier qui était à l’origine le leur. Depuis six ans, la Fabrique Nomade aide les artisans d’art exilés en France à valoriser leur savoir-faire et à s’insérer dans leur domaine professionnel.
C’est un jeudi pluvieux. “Ce doit être quelque chose”, se dit-on, alors qu’on marche vers les locaux de la Fabrique Nomade, à deux pas de la Bastille, “d’arriver un jour de pluie dans une contrée dont on ne connaît ni la langue, ni les usages, ni personne.” Ni sans savoir comment on va pouvoir y vivre…
Vu de loin, un migrant c’est un migrant. Quelqu’un qui va devoir faire sa place, prendre un job, apprendre la langue, s’adapter à la culture locale et en intégrer les codes. Mais à y regarder de plus près, un migrant c’est d’abord un monde, une histoire. Qu’est-ce qui pousse, un jour, à prendre la route : une situation politique ? économique ? familiale ? Si la nouvelle page est vierge, quelle était la teneur des précédents chapitres ?
Quand on pousse la porte de la Fabrique Nomade, c’est le silence, d’abord, qui cueille et qui accueille. Ce silence feutré propre aux atmosphères où tout le monde est absorbé par sa tâche. Ce jeudi-là, ils sont presque tous là. A l’entrée, les bijoutiers, venus de Géorgie, du Venezuela, de Lituanie et de Colombie. Un peu plus loin, les brodeuses : une japonaise, une syrienne, deux ukrainiennes et une srilankaise. A leurs côtés, une sculptrice hongroise, une céramiste iranienne et un tapissier ivoirien. Parfois ça chuchote, dans une langue ou dans une autre… Au sous-sol, une douzaine de couturiers sont aussi concentrés sur leur geste. “Ils s’exercent à la réalisation d’un point, dans le cadre d’un partenariat avec Érès”, indique la cheffe d’atelier – dont le rôle est de leur proposer des tâches qui leur permettent de “monter crescendo en compétence”.
Car la Fabrique Nomade n’est pas un espace de travail pour artisans d’art venus d’ailleurs, mais un lieu de formation et d’accompagnement. “Lorsqu’ils arrivent en France, quelle que soit la raison qui les a poussés à quitter leur pays, tous rencontrent les mêmes freins à l’emploi”, explique Ghaita Tauche-Luthi, la responsable communication de l’association : “la barrière de la langue, l’absence de réseaux, la méconnaissance du marché et la non reconnaissance de l’expérience professionnelle”. L’urgence économique, aussi : car quand il s’agit de leur trouver du travail, les structures d’insertion classiques ne leur demandent généralement pas ce qu’ils faisaient avant : elles les orientent directement vers les secteurs en tension que sont le ménage, la sécurité, le BTP et la restauration. “L’objectif de la Fabrique Nomade, dès lors, est de développer leur employabilité dans leur domaine premier d’activité, en les formant aux codes et aux exigences des acteurs français et en leur fournissant des moyens de valoriser leur savoir-faire”, poursuit Ghaita Tauche-Luthi.
Une mère brodeuse
Tout commence par une histoire. Celle d’Inès Mesmar, la fondatrice de la Fabrique Nomade. En jour de 2015, la jeune femme tombe en faisant du rangement dans l’armoire de sa mère, sur des broderies réalisées par celle-ci du temps où elle vivait dans la médina de Tunis. C’est le choc : quoi, sa mère était brodeuse ? Et une fois en France, elle n’en a rien dit ni rien fait ? “En découvrant ces broderies, j’ai découvert ma mère, raconte Inès Mesmar. Je lui ai posé des tas de questions sur sa vie d’avant. Cet échange m’a bouleversée. J’ai été traversée par un fort sentiment de gâchis. Et je me suis mise à me demander si d’autres artisans, comme elle, avaient eu des difficultés à exercer leur métier en arrivant ici.”
Diplômée en ethnologie, Inès Mesmar veut savoir si l’histoire de sa mère, quatre décennies plus tard, peut encore se répéter. Elle pousse la porte des centres d’hébergement et interroge les migrants sur leurs métiers. “Cela m’a permis de dresser un premier diagnostic de la situation et des besoins”, expose-t-elle. Le milieu de l’exil ne lui est pas inconnu : sa première étude en tant qu’ethnologue l’avait conduite dans les camps de réfugiés palestiniens au Liban, où elle avait travaillé sur la place des jeunes. “J’étais ensuite partie en Inde, pour un projet de préservation du patrimoine d’une ville qui abritait beaucoup d’artisans, et notamment des tisserands”, poursuit-elle. Comme si un fil, déjà, tissait l’avenir de la Fabrique Nomade… D’autant que l’univers de la formation professionnelle, lui aussi, lui est familier : au sein du groupe Moniteur, elle a été responsable de diverses formations.
L’association La Fabrique Nomade naît donc début 2016, dans le but premier de mettre en lien un artisan d’art migrant et un designer français, afin qu’ils conçoivent ensemble une collection d’objets à même de valoriser le savoir-faire de l’artisan et de lui transmettre les règles nécessaires à son adaptation aux exigences du marché du travail. “Être lauréate du concours Les Audacieuses d’Ile-de-France m’a permis de bénéficier d’un accompagnement de neuf mois en incubation à La Ruche”, précise Inès Mesmar. Suite à cette distinction, des articles paraissent dans la presse, qui sont lus dans certains centres d’hébergement. Ainsi arrivent à elle les trois premiers artisans. “Il y avait un potier soudanais, un couturier sénégalais et un stucateur et staffeur tchéchène qui, à son arrivée en France quatre ans plus tôt, avait dû abandonner son métier et avait pris trente kilos, précise Inès Mesmar. Dès qu’il a remis un pied dans l’atelier, il s’est senti revivre !” L’association est lancée, la première collection Traits d’union voit le jour. L’artisan tchéchène sort de sa dépression et est recruté pour participer à des projets de rénovation d’hôtels particuliers.
Mais pour pérenniser l’activité, le nerf de la guerre est clair : il faut structurer l’équipe et lever des fonds. “Petit à petit, j’ai compris les rouages du monde associatif et des financements”, explique Inès Mesmar. Progressivement, les soutiens se multiplient, jusqu’à se répartir aujourd’hui à parts égales entre des structures publiques – la mairie de Paris, la région, la préfecture, le ministère de l’intérieur -, et des organisations privées, telles que la Engie FAPE ou les fondations Vinci, Abbé Pierre, Legallais, Primonial… “Intéressé par la préservation des savoir-faire, LVMH est même venu nous proposer un partenariat incluant non seulement du financement, mais aussi du mécénat de compétences”, se félicite Inès Mesmar.
Deux types de formation
Ce jeudi matin, un homme en blouse blanche, lampe vissée au front, est penché sur le travail des quatre bijoutiers. C’est un salarié de la maison Chaumet. Comme tous les jeudis matins, il est là pour les aider à affiner leurs techniques et leur donner les clés de la joaillerie à la française. “Tu veux aller trop vite, voir tout de suite ce que ça donne. Prends ton temps, prends ta côte, recommence, ralentis. Courage”, conseille-t-il à l’un d’eux, alors qu’ils sont en train de tailler un hippocampe dans un bloc de cire. “Je leur donne une règle – ici le respect d’un tracé et d’une proportion -, mais je les laisse libres de leur interprétation, pour qu’ils fassent vivre leurs pièces, commente l’expert. En France, si ce n’est pas parfait, ça ne passe pas. Il y a des règles à respecter scrupuleusement.” L’homme a l’habitude : chez Chaumet, il s’occupe des jeunes stagiaires. “Auparavant, j’ai travaillé 25 ans chez Van Cleef, trois ans au Qatar et cinq ans chez Cartier, précise-t-il. Je suis là pour les outiller et leur donner le langage qu’on utilise ici pour désigner tel geste ou telle technique.”
La Fabrique Nomade propose désormais deux types de formation : la première, destinée aux différents artisanats d’art, dure neuf mois. Gratuite, certifiante mais non rémunérée, elle se déroule de mars à décembre trois jours par semaine – deux jours de pratique en atelier et deux jours de cours théoriques consacrés à l’apprentissage du français, à la recherche d’emploi et à la connaissance du secteur -, conclus par un mois de stage en entreprise. “Tous ont déjà leur métier en main, c’est la condition d’accès à la formation, rappelle Ghaita Tauche-Luthi, mais les méthodes et l’organisation du travail sont différentes ici et là-bas. Un couturier africain, par exemple, travaille souvent sans faire de patron. Ici, ce n’est pas envisageable ! Il y a dans l’artisanat d’art français une exigence, tant dans le savoir-faire que dans le savoir-être.”
La deuxième formation concerne uniquement les couturiers. “Ce sont les plus nombreux, ils représentent 50% des dossiers reçus”, explique Ghaita Tauche-Luthi. Pour répondre à cette demande, ainsi qu’à la tension du marché du textile, qui peine à trouver de la main d’oeuvre, la Fabrique Nomade a mis en place un chantier d’insertion d’un an, salarié et rémunéré 26 heures par semaine, où les couturiers en formation montent en compétences via la réalisation d’une opération de fabrication, en partenariat avec un acteur du secteur. C’est ainsi par exemple qu’ils ont été amenés à confectionner trois mille bandanas pour le Slip Français et Agnès B. “Nos clients peuvent être des maisons de luxe comme Dior, pour lesquels nous avons réalisé l’upcycling d’un produit de prêt-à-porter en un produit pour la maison, détaille Inès Mesmar, mais aussi de jeunes marques comme Balzac ou Elise Tsikis. La variété des projets permet de maximiser les opportunités d’apprentissage.” Pour la Fabrique Nomade, c’est aussi un moyen d’accroître son indépendance financière et de s’émanciper d’un financement uniquement subventionné, en devenant prestataire de fabrication. “Les chantiers d’insertion nous permettent de sortir d’une approche purement sociale pour participer à une économie, complète Inès Mesmar. Par ce biais, on montre qu’en investissant dans les compétences, on crée de la valeur pour le territoire.”
Un échange solidaire
En six ans, quatre-vingt artisans sont ainsi passés par la Fabrique Nomade – avec leur lot de belles histoires. Comme celle de Katayon, couturière iranienne, arrivée à l’association à l’âge de 60 ans ; à l’issue de la formation, elle a été embauchée chez Dior. Ou celle d’Ablaye, brodeur sénégalais, qui travaille désormais chez Kenzo. Ou encore celle de Hemantha, bijoutier srilankais qui peut désormais à nouveau exercer son métier, après avoir passé dix ans dans la restauration. “Le taux d’insertion de nos artisans depuis 2017 est de 76%, dont 91% dans leur secteur”, se félicite Ghaita Tauche-Luthi. Pour favoriser ces résultats, l’association a recruté une conseillère en insertion professionnelle, chargée de trouver des stages et des emplois en fin de parcours aux artisans – mais aussi, si besoin, de les aider dans les démarches sociales qui jalonnent leur parcours de migrants – papiers, logements, etc. “Cela peut prendre beaucoup de temps, reconnaît Christelle Ngoko, qui occupe actuellement le poste. Mon rôle est de les amener vers un emploi durable, en me mettant en lien avec les entreprises du secteur, mais aussi en impliquant chaque artisan dans son projet professionnel : quelles sont les entreprises qui l’intéressent ? Quelles sont les spécialités dans lesquelles il est bon ?”
Une fois la formation terminée, chaque artisan est suivi pendant deux ans. Car si “le geste parle”, si convaincre de la qualité professionnelle d’une personne passée par la Fabrique Nomade n’est pas “trop compliqué”, trouver des entreprises reste une préoccupation. “L’artisanat d’art est un secteur très éclaté, divisé en de nombreuses branches, corporations et métiers, commente Inès Mesmar. Et les processus de recrutement passent beaucoup par le bouche-à-oreille.” En outre, même si l’artisan est compétent, l’intégrer demande de la part de l’entreprise un engagement. “Beaucoup veulent des gens opérationnels tout de suite, admet Inès Mesmar, alors que nous sommes sur un public qu’il faut malgré tout prendre le temps d’accompagner, ne serait-ce que par méconnaissance de la langue ou des codes.”
Pourtant, constate la fondatrice de l’association, le bénéfice peut être mutuel. “A chaque fois, remarque-t-elle, c’est un échange. Les artisans étrangers ont leur manière de faire, qui peut intéresser ceux qui s’investissent à leurs côtés. Je l’ai constaté lors de la création des objets de nos collections Traits d’union : au début, l’artisan et le designer arrivent chacun avec leur savoir-faire. Si les deux campent sur leur position, l’objet a du mal à naître. Mais si chacun accepte de faire un pas de côté pour comprendre l’autre, avec ouverture et sincérité, alors la magie opère.” Pour Inès Mesmar, il s’agit là d’une posture politique : “A travers ce que nous faisons, nous inventons un modèle d’insertion qui prend en compte les compétences et l’implication des deux parties, estime-t-elle. Il ne s’agit pas que du migrant qui s’intègre, mais aussi d’une société qui accueille.”
Alors à ceux qui lui disent que c’est beaucoup d’énergie pour une poignée de personnes, qu’elle fait son beurre sur le dos des migrants ou que tant d’engagement pourrait aller aux Français, Inès Mesmar répond que la Fabrique Nomade est une invitation à regarder plus loin : “Lorsque j’ai commencé, j’étais persuadée que l’artisanat d’art était un secteur très fermé et que j’allais me heurter à beaucoup de racisme, note-t-elle. Mais non ! De ombreux d’artisans des quatre coins de France m’ont écrit pour me demander comment ils pouvaient aider.” Car au-delà de la différence, tous partagent une valeur commune : l’amour du métier. “Le langage de la main est universel, constate-t-elle. Je me souviens d’un bijoutier russe et d’un bijoutier érythréen qui discutaient en faisant des gestes ; ils ne parlaient pas la même langue mais ils se comprenaient, ils se coordonnaient, ils riaient ! Mus par l’amour du métier, on arrive à faire corps, à faire ensemble. La différence est là, mais elle est enrichissante. C’est sur ce levier que nous nous appuyons pour favoriser l’intégration.”
Plus globalement, la Fabrique Nomade réfléchit aujourd’hui à transmettre son savoir-faire à d’autres secteurs d’activité. “Qu’est-ce qui fait que ça marche, ici ? se demande Inès Mesmar. Comment le modèle que nous avons mis en place peut-il faire école auprès d’autres corps de métier ? Et comment peut-il contribuer à une société fondée sur ce qui nous rassemble, plutôt que sur ce qui nous différencie ?” Il est midi, c’est l’heure de la pause déjeuner. Bijoutiers, brodeuses, céramistes et couturiers lèvent le nez, échangent un mot, un rire, et se retrouvent assis, ensemble, à la table de la cuisine.
Reportage paru dans le magazine “Décisions Durables”, automne 2022