[DE CE MONDE] La voie du dépouillement personnel
“Moi” d’un côté, “le monde” de l’autre : une dichotomie fondamentale dans notre expérience de l’existence… mais génératrice de beaucoup de souffrance. Et si elle était illusoire ?
Il était une fois un homme, qui se lève le matin. L’homme va dans sa salle de bain et comme bien des matins, se regarde dans le miroir. Soudain, pour la première fois, l’image qu’il perçoit ne le définit pas. Soudain, il a conscience que ce visage, ce qu’il appelle communément “moi”, n’est en réalité pas “lui”. “J’ai essayé de me trouver mais je n’y suis pas arrivé, témoigne-t-il. Il y avait une image de quelqu’un dans la glace, que je pouvais reconnaître, mais l’idée que j’étais cette personne ne faisait plus aucun sens.” Ce qui lui arrive pourrait être interprété comme une crise de dépersonnalisation. Pourtant, l’homme, à ce moment, n’est aucunement inquiet. Pas une once de déstabilisation ni d’anxiété. Au contraire : ce qui l’habite alors est une immense paix, un immense silence.
L’homme sait ce qui est en train de se passer. Car depuis quelque temps, il s’intéresse à la non-dualité, qui explore l’hypothèse que notre identification est un leurre. Le concept peut être difficile à saisir. Et pour cause : au quotidien, notre expérience est pilotée par le fait qu’il y aurait “nous” et “les autres”. Ici, individuelle et séparée : notre “vie intérieure”. Là-bas, distant et indépendant : le “monde extérieur”. Cette dichotomie conditionne notre rapport au réel. A chaque instant, on se considère comme une entité définie, dotée d’une forme propre, d’une pensée propre. Les faits semblent nous donner raison : on peut se voir dans la glace, nourrir un dialogue intérieur, lever le bras si on le souhaite. Tout cela, c’est “nous”. Au-delà, c’est “le reste”…
Il n’y a pas deux
Pourtant, depuis des siècles, des courants philosophiques et spirituels affirment que derrière cette apparence de séparation, il y a une unité sous-jacente, primordiale. Ce n’est même pas que nous serions reliés, mais que nous serions Un. “Historiquement, la vision occidentale est dualiste, rappelle Marc Halévy, physicien de la complexité et philosophe de la spiritualité. Depuis Platon, nous considérons qu’il y a deux mondes : d’un côté, le monde imparfait dans lequel nous mijotons le temps de notre vie terrestre, soumis à des lois et des épreuves. De l’autre, un monde divin, pur et intemporel.” En parallèle, pourtant, certains ont défendu l’idée qu’il n’y aurait qu’un seul monde : Héraclite, les Stoïciens, Maître Eckhart et les “pères du désert” de la tradition chrétienne. La mystique juive, que l’on nomme Cabbale. Le mouvement soufi, au sein de la religion musulmane. Spinoza et le Tao Te King de Lao-Tseu… “Pour eux, Dieu n’est pas extérieur, dit Marc Halévy. L’esprit et la matière ne sont pas séparés : ils viennent de la même Source, sont constitués de la même essence. Au niveau métaphysique, il y a une unité absolue de tout ce qui existe.”
Pour illustrer cette idée, le physicien prend l’exemple de la vague et de l’océan : “La vague n’a pas d’existence indépendante : elle est une manifestation particulière, temporaire, d’un océan plus vaste, expose-t-il. De même pour ce que l’on estime être notre individualité : “Il n’y a pas de distinction ontologique entre ce qui serait “moi” et le reste de l’univers. Dès que l’on prend conscience qu’on est une vague à la surface de l’océan, et non un objet isolé dans un monde étranger, l’égo peut sortir de la coque de protection qu’il s’est inventée. Dans mes mots, cela se traduit par : ce n’est pas moi qui vis, c’est la Vie qui vit à travers moi.”
La tradition indienne de l’Advaita-Vedanta – qui signifie littéralement “non deux” – invite au questionnement de ce “moi”. “Nous avons appris à définir les contours de chaque objet, matériel ou immatériel, à les qualifier et les quantifier, et donc à les chosifier, écrit Didier Weiss dans un article pour la revue 3e Millénaire. En 1994, cet ingénieur du son de formation s’est installé à Auroville, dans le sud de l’Inde, pour y poursuivre sa quête spirituelle. En 1998, grâce à l’aide de Ramesh Balsekar, son guide de Bombay, une résolution est apparue. Depuis, il partage sa passion pour la non-dualité. “Chat, table, maman, papa, joie, chagrin, moi, les autres, ailleurs, demain… Nous avons réussi cet extraordinaire tour de passe-passe qui consiste à fragmenter le monde et à le figer dans le temps et l’espace”, poursuit-il. Si ces étiquettes nous fournissent des repères au quotidien, elles présentent “l’écueil gigantesque” de nous faire croire que ce morcellement est réel. “Les objets apparaissent à une certaine distance les uns des autres, et le temps semble éclaté, composé d’un minuscule “maintenant” coincé entre un passé indiscutable et un futur probable”, indique-t-il. Mais si nous sommes vraiment attentifs, est-ce bien ce dont nous faisons l’expérience ?
L’expérience directe
Posez-vous dans l’instant. Comment décririez-vous le plus sincèrement, directement et simplement possible, ce que vivez ? Là, maintenant, des éléments peuplent un champ de conscience. Il y a un magazine ouvert. Peut-être des mains qui le tiennent, un bout de fauteuil, une table, des bruits. Et puis des pensées, qui surgissent et s’évanouissent… La palette de ce qui est perçu, au moment présent. “Si je suis vraiment attentive, mon monde se réduit à cette scène, témoigne une femme. Le reste n’est que concept, mémoire ou imaginaire. A cet instant, la seule chose dont je puisse faire l’expérience, c’est ce qui est, ici et maintenant. Ni le passé, ni le futur, ni l’ailleurs n’ont d’existence. Je peux les convoquer en pensée, mais cela restera une pensée, c’est-à-dire un objet apparu à cet instant dans mon champ de conscience. Je ne suis pas autre chose que ce champ perceptif. Ça surgit, c’est là, ça s’en va.”
Un cran plus loin, y a-t-il une différence de nature entre ce qui perçoit et ce qui est perçu, entre le sujet et l’objet ? Ou tout est-il le fruit d’une même Source et composé d’une même substance : la Conscience ? “Dans mon vécu, tout est identique, indique la femme. Il est impossible de séparer ce qui observe de ce qui est observé ; c’est un ensemble, intime, où tout procède de la même qualité.” Pour reprendre une métaphore chère à Didier Weiss, la réalité serait telle le pot et l’argile : “Ces deux étiquettes sont très différentes, mais à quelle distance sont-elles l’une de l’autre ? interroge-t-il. Le pot manifesté n’est qu’un modelage de la matière argile. Ils sont à zéro distance.”
Retour à l’homme dans sa salle de bain. En contemplant un visage sans s’y identifier, il perce ce que les textes hindous nomment “Mâyâ”, c’est-à-dire le voile qui masque, sous le jeu des apparences, la substance véritable du monde. “La manifestation est réelle, précise Didier Weiss, mais c’est la façon dont nous l’interprétons qui est erronée. Mâyâ est cette grille de lecture illusoire qui nous fait imaginer qu’il y a un homme, séparé, qui regarde quelque chose d’extérieur. Mâyâ est le tour de magie qui nous fait croire qu’il existe vraiment des personnes indépendantes, localisées, qui se côtoient dans un monde préexistant, constitué d’atomes, etc. Elle est la règle du jeu qui permet à l’histoire de se dérouler.” Il était une fois un homme, dans sa salle de bain… L’éveil, dès lors, serait le retour à une clarté de vision ; l’évidence soudaine que “je” ne suis pas “quelqu’un” mais simplement “Cela”, c’est-à-dire ce qui se manifeste, à chaque instant, au bon vouloir de la Source que “je” suis également.
Qui suis-je ?
Au fil des ans, notre image dans le miroir évolue ; pourtant, nous savons que c’est “nous”. Car ce “nous” ne renvoie pas à une forme physique, changeante, mais à ce qui, en “nous”, est immuable : l’évidence d’être. De même, nous savons que nos pensées sont volatiles. Elles vont et viennent, sans forcément qu’on les convoque. Comme le cœur bat sans qu’on lui en donne l’ordre, les pensées n’ont rien à voir avec la volonté. “Tout surgit du contexte, pointe Didier Weiss. Ainsi, la pensée “licorne” n’apparaîtra que si je vous en parle ou si votre nièce vous montre un jouet de ce type !” Idem avec la prise de décision, qui n’est souvent qu’un acquiescement a posteriori d’un mouvement impulsé par la Vie. “Voyez les activités sportives : si l’on met trop de pensées dedans, c’est fichu, rappelle-t-il. Plus directe, plus intuitive, la Vie se passe d’un perroquet qui commente.” Il n’y aurait donc alors que “ce jaillissement”, cette force agissante.
Il était une fois Babouillec. Cette auteure autiste n’a jamais parlé et n’a jamais été en mesure d’apprendre à lire et à écrire. Pourtant, après vingt ans de silence, elle a dicté à sa mère, grâce aux lettres que celle-ci lui présentait, des textes d’une profondeur inouïe. Comment pouvait-elle former de telles phrases, sans la moindre faute d’orthographe ? Comment lui étaient venus ces savoirs ? En regardant Dernières nouvelles du cosmos, le film que Julie Bertuccelli lui a consacré, on a la sensation que Babouillec se contrefiche de sa forme : elle est au-delà, elle n’en joue pas le jeu. Ses fulgurances sont l’œuvre directe de la Source. Elles se passent de l’illusion d’un apprentissage…
Dans la vision non-duelle, aucune action, émotion ou pensée n’est donc “sienne”. Elles apparaissent au sein de l’ici et du maintenant, au gré des circonstances et des éléments en présence. “Imaginer que l’on peut agir dessus est une ruse de Mâyâ, pour continuer à faire croire en l’existence d’une individu autonome”, insiste Didier Weiss. A priori, puisque je peux lever ma main mais pas celle du voisin, il y a une dissymétrie entre “moi” et “lui”. “C’est l’hypnotisme le plus puissant, convient-il. Ramesh Balsekar proposait de l’investiguer en se demandant si, dans chaque situation, il y a vraiment quelqu’un qui a ou n’a pas le contrôle.” Dès lors, si je ne suis ni mes pensées, ni mon corps, ni mes émotions, alors qui suis-je ? Dans la lignée de maîtres de l’Advaita-Vedanta comme Nisargadatta Maharaj et Ramana Maharshi, c’est l’une des voies d’exploration proposées.
Personne et personnage
Attention : l’absence d’une “personne” ne signifie pas qu’il n’y a pas de “personnage”. “Le personnage est la partie visible de l’histoire, ce que l’on appelle Didier en ce moment”, précise Didier Weiss. Comme dans un film, il est doté de caractéristiques – il habite en Inde, il aime la glace à la fraise… “Il n’y aucun doute sur le fait que le personnage est joué – par la Vie, par la Conscience, détaille-t-il. Mais y a-t-il, à l’intérieur, une personne qui serait son centre de contrôle agissant, choisissant, percevant ?” Ou tous les personnages sont-ils créés et interprétés par un même Un ?
S’il est imaginé qu’il y a une personne à l’intérieur, et un monde extérieur qui existe par lui-même, Mâyâ peut continuer son oeuvre, via tout ce que la croyance de séparation nourrit : la comparaison, le jugement, le sentiment de solitude, la culpabilité, l’envie incessante d’atteindre un “autrement” et un “ailleurs” considérés comme mieux… “Quand cette illusion disparaît, l’histoire se simplifie, estime Didier Weiss. Un grand nombre de développements ne peuvent plus prendre place.” Par exemple, s’il y a eu un accident de la route, la péripétie est réelle, mais le récit intérieur qui l’accompagne sur pourquoi il a eu lieu et ce que l’on aurait pu faire pour l’éviter devient obsolète ! Il n’y a que ce qui est, sans commentaire. “L’égo n’est jamais qu’un masque qui permet de se laisser croire qu’on est quelque chose d’exceptionnel par rapport à la réalité du monde, renchérit Marc Halévy. En latin, le mot per-sona signifie : ce qui sonne à travers, et désigne le masque que portait l’acteur au théâtre. Il y a donc bien l’idée que notre vision de nous-mêmes en tant qu’entités séparées n’est qu’un masque sur la grande scène de la Vie.”
Lorsque le voile tombe, surgit souvent un grand éclat de rire. Certains parlent d’effondrement doux. Et une fois que c’est vu ? “La vie continue !” sourit Didier Weiss. “Les polarités demeurent, car elles sont ce qui crée la tension qui donne naissance au jeu du Réel”, remarque Marc Halévy. La danse de la Vie reste mouvante, rocambolesque, jonchée de situations calmes ou tourmentées, mais en toile de fond, un silence et une détente s’installent. “On imagine parfois que la réalisation non-duelle va mener à une sorte de néant, note Didier Weiss. Il n’en est rien ! Il y a réalisation que notre véritable nature, cette Présence, cette Conscience, est toujours là, immuable, immobile, intemporelle, mais cette pure êtreté n’est plus associée à une forme particulière localisée à un endroit particulier, dans un corps, dans une tête.” Ce que j’appelle “moi” ne s’envolera pas, mais il sera vu comme un “objet” doté d’un début, d’un mouvement, d’une fin. “L’immobilité ne se trouve pas dans la manifestation, changeante par définition, mais dans la matière même de cette existence”, conclut Didier Weiss. Lorsque l’illusion est levée, il reste la Vie qui se goûte et se pense directement, au-delà de toute croyance de séparation, sous l’angle particulier d’une vie humaine. Il était une fois…
Article paru en octobre 2023 dans Inexploré Magazine
L’URGENCE MONISTE
“La pensée dualiste a abouti à un nihilisme, estime Marc Halévy. On a déserté le monde, on a instrumentalisé la nature. On s’est divisé en “nous” et “eux”, dominants et dominés. Que décidons-nous de privilégier : la victoire de l’égo, en s’agrippant au leurre de nos individualités, ou le monisme, qui affirme l’unicité de la Création ?” On se dit souvent qu’il faut s’améliorer pour atteindre, un jour, le salut. “Mais tenter par diverses techniques de sortir d’un enfer imaginaire, c’est aller à l’encontre même de la Paix ! souligne Didier Weiss. La Paix, c’est l’autre nom de la Présence”, cette Essence qui est toujours là, sous le brouhaha du “moi”. “En ce sens, la non-dualité est une invitation à une vie libérée d’une hallucination souffrante, qui n’exige rien de nous qui ne soit pas déjà là, vivant et complet”, conclut Didier Weiss.