[DE CE MONDE] Les chamans et l’autiste
« Babouin ! » crie Rowan. « Des babouins chacmas d’Afrique australe », précise-t-il de haut de ses presque sept ans. Etrange vivacité, en comparaison du voile de confusion qui nimbe d’habitude le jeune autiste… Été 2008, Rupert Isaacson et sa famille sont en Namibie pour rencontrer des guérisseurs. Le journaliste connaît la région : depuis 1995, il défend les droits des Bushmen, au point d’être l’un des activistes ayant œuvré à la restitution de leurs terres.
Pour autant, il est inquiet : vont-ils pouvoir aider l’enfant ? Ce père n’est ni idéaliste ni inconscient : il ne se serait jamais lancé dans une telle aventure si son fils n’avait pas été partant… Et si, un an auparavant, d’autres chamans n’avaient pas joué un rôle capital dans son évolution.
Le peuple des rennes
« J’avais remarqué que Rowan faisait de gros progrès au contact des chevaux, ainsi qu’à celui de guérisseurs », résume-t-il. Son instinct l’avait donc conduit à organiser durant l’été 2007 un voyage en Mongolie, à cheval et en 4×4, de chamans en chamans. Dans la steppe, l’hyper-activité et les colères de l’enfant s’étaient apaisées. Pour la première fois, il s’était fait un ami – le fils de leur guide –, et avait utilisé des toilettes.
L’ultime guérisseur, dans le sud de la Sibérie, avait travaillé sur lui trois jours durant. Jusqu’à un ultime soin, le matin du départ. « Ses doigts se promenaient le long de la colonne vertébrale de mon fils, comme s’il tirait délicatement sur quelque chose », se souvient Rupert Isaacson. Puis il avait déclaré : « Les esprits disent que Rowan sera de moins en moins autiste jusqu’à ses neuf ans. Si vous suivez leurs instructions, ses troubles vont diminuer, puis disparaître. Ce qui vous met hors de vous, l’incontinence, les colères, va s’arrêter tout de suite. Mais pour achever le traitement, vous devrez effectuer trois autres voyages auprès d’un bon chaman. Un par an, durant trois ans. »
Trois autres voyages ! Rupert Isaacson sait qu’en chamanisme, comme dans toute thérapie, une guérison durable demande une certaine récurrence, mais la perspective ne le réjouit pas : l’aventure est exceptionnelle, mais aussi très lourde. Il faut identifier le guérisseur, parvenir à le contacter, organiser la logistique… Mais au fond, il sait : il entreprendra ces drôles de pèlerinage.
En rentrant de Mongolie, Rowan était devenu propre, ses colères avaient diminué, il s’était mis à lire et à parler. « Aucune thérapie conventionnelle jusque-là n’avait obtenu de tels résultats », insiste son père. Mais ses paroles n’étaient encore que sporadiques, son système nerveux sujet à des surcharges sensorielles et des routines obsessionnelles. Au bout de quelques mois, il s’était aussi mis à régresser. Les Bushmen le remettraient-ils à flot ?
Les danseurs du Kalahari
Le soir de la première cérémonie, Rowan se blottit sans sourciller dans les bras de son père. « C’est l’heure de voir les chamans ! » s’est-il réjoui. Deux puissants guérisseurs, /Kunta et Gwi, dansent autour du feu, soutenus en rythme par les villageois. « Par la danse, les Bushmen mobilisent une énergie vitale qu’ils appellent le nxum, précise Rupert Isaacson. Ils disent qu’elle est lovée à la base de la colonne vertébrale. » Et qu’il faut la déplacer dans le ventre pour la faire bouillir, puis monter le long de la colonne. « Quand l’énergie fumante sort par le sommet de leur tête, ils peuvent entrer dans le monde des esprits et commencer à guérir », complète le journaliste. Cela peut durer trente minutes comme douze heures, être une expérience extatique de connexion divine « ou une lutte terrifiante contre des cauchemars surgis de l’âme de la personne ».
/Kunta s’avance vers Rupert Isaacson. Ses mains virevoltent « en mouvements doux et délicats » à la périphérie de sa tête, puis voyagent vers sa nuque, jusqu’au point « où la colonne vertébrale rejoint le crâne », que les Bushmen appellent nxau. « C’est par là que la maladie est extirpée du corps, et que la guérison est introduite », indique le journaliste. Les doigts du guérisseur courent sur son dos. Un calme profond l’envahit. Quand les mains de /Kunta s’approchent de Rowan, son père craint un hurlement : l’enfant déteste que des inconnus le touchent ! Un cri retentit… mais dans la bouche du guérisseur, brusquement pétrifié. L’instant d’après, il danse à nouveau, s’adressant à un esprit invisible. « Il était furieux, il pointait du doigt, il accusait, raconte Rupert Isaacson. Puis il a ri, a chanté et a repris sa danse. » Entretemps, malgré les cris et les chants, Rowan s’est profondément endormi, « comme baigné dans un fleuve de compassion ». Jamais son père ne l’a vu aussi relaxé !
« C’est un cas difficile, indique /Kunta le lendemain. Des sorciers t’ont jeté un sort, à la demande de gens du gouvernement, du fait de ton action en faveur des Bushmen. Ils t’ont raté, mais ont touché ton fils. » Le deuxième soir de transe, alors que Rowan s’est à nouveau assoupi, Gwi s’effondre, inanimé. « Il a attiré la malédiction dans son corps, explique-t-on. C’est généreux, mais dangereux. Il est mort, mais nous allons le faire revenir ». /Kunta et d’autres se pressent contre lui, afin de lui insuffler leur énergie. Au bout de quelques heures, l’homme bouge. Ressuscité, vraiment ? « Je sais simplement que ces gens travaillaient pour nous avec un dévouement insensé », commente Rupert Isaacson.
Quand la famille reprend la route, Rowan fait une énorme colère. « Une heure de supplice » pour ses parents comme pour lui… Jusqu’à ce que la crise s’apaise. Alors, l’humeur de l’enfant vire au beau fixe. De retour chez lui, ses colères s’estompent, définitivement. Il est de nouveau propre. S’il ne tient toujours pas une conversation, il s’exprime de manière plus lucide et tente de nouvelles choses. « Il était plus “éveillé”, en quelque sorte », résume son père.
Secrets aborigènes
Où programmer le prochain voyage ? Rupert Isaacson doit aller en Australie pour la sortie de L’Enfant cheval, le best-seller que lui a inspiré le périple en Mongolie. Pendant des mois, il envoie des mails aux dispensaires des territoires du Nord, où les traditions aborigènes sont les plus préservées, conscient que « les médecins y officient souvent en relation avec les guérisseurs ». En parallèle, il discute avec des anthropologues, lit, croise ses sources… Un nom revient sans cesse : Harold.
Membre de la tribu des Kuku Yalanji, installée depuis des millénaires dans la forêt primitive de Daintree, l’homme est issu d’une longue lignée de guérisseurs. Depuis l’adolescence, il a été formé à la géographie du monde spirituel et aux propriétés des plantes. « Votre garçon m’a l’air d’un petit futé, dit-il. Ça ne devrait pas me donner trop de mal. » Saisissant une écorce, il la fait brûler, puis nimbe l’enfant d’un épais nuage de fumée purificatrice. De quel arbre est-elle issue ? Quand le journaliste pose la question, le guérisseur se renfrogne : « Il y a des choses que je peux vous dire et d’autres non. »
Assis sur une chaise, Rowan est étonnamment calme – comme si seule la présence de chamans l’apaisait. En état méditatif, Harold passe ses doigts autour de la tête de l’enfant, « comme s’il enlevait des choses », puis les secoue au-dessus d’un mug. « Il s’est alors passé quelque chose d’hallucinant, confie Rupert Isaacson : quand j’ai jeté un œil dans le mug, j’ai vu qu’il se remplissait d’un mucus visqueux. » Le guérisseur ne porte pas de gant, ses manches sont retroussées ; il ne cache rien dans ses paumes, clairement visibles. D’où cela sort-il ? Le journaliste perd-il la boule ? Sa compagne, à ses côtés, est tout aussi interloquée.
Au bout d’une quarantaine de minutes, le mug est rempli au tiers. « Revenez demain, leur dit Harold. On a retiré le plus gros aujourd’hui. » Le deuxième soin est similaire, à la différence près que le mucus récolté est plus limpide. « De quoi s’agit-il ? » demandent les parents. « Il y a des choses que je peux vous dire et d’autres non », répète l’Aborigène…
Au terme du troisième soin, la quantité de mucus ne dépasse pas quelques millimètres ; et elle est parfaitement limpide. « Fini », déclare Harold, comme s’il venait de terminer une tâche anodine. « Alors mon fils a poussé un profond soupir de contentement et a dit très distinctement : “je me sens mieux dans ma tête, je suis heureux”, révèle Rupert Isaacson. Il n’avait jamais rien dit de pareil. Jamais. »
Sur le chemin du retour, Rowan déclare vouloir « partager avec Papa » ses nuggets. Etonnant : l’enfant ne partage jamais sa nourriture. Autre surprise : dans la boîte, il n’y a pas du poulet, mais un calamar en plastique. L’enfant rit. Il a fait une farce ! Professeur de psychologie à l’Université d’Austin, sa mère s’exclame : « C’est extraordinaire ! La capacité à voir quelque chose du point de vue de l’autre est une étape cruciale du développement humain. Elle apparaît normalement vers trois ans ; parfois jamais chez les autistes. Pour faire une farce, il faut l’avoir intégrée. C’est un progrès énorme ! »
Le feu navajo
Reste un voyage… Rupert Isaacson ne cesse de se demander s’il a raison d’entraîner son fils dans de telles expériences, mais l’enfant est enthousiaste. « Pour lui, tout ça semble si normal ! souligne-t-il. Sans doute a-t-il lui aussi une méta-perception du monde… » Le journaliste est en contact avec la mère d’un enfant autiste de l’Oregon, qui s’est mise en recherche d’un chaman à même d’aider son fils. Elle est sur la piste d’un certain Blue Horse, membre d’une tribu navajo d’Arizona. Rupert Isaacson et sa famille veulent-ils se joindre à elle ? Le père de Rowan hésite. Que vaut ce Blue Horse ? Par une étrange coïncidence, l’apprenti de l’homme-médecine est un journaliste anglais, originaire du même quartier de Londres que lui. « Comme moi, il avait travaillé pour le Telegraph. Comme moi, il s’était retrouvé au hasard d’incidents de voyage en contact avec le monde du chamanisme et de la guérison, dit Rupert Isaacson. Quand je lui ai demandé conseil, il m’a assuré que Blue Horse était fiable. »
Le Navajo est un homme d’âge mûr à la carrure imposante. Pour Rowan et les siens, le rituel commence autour d’un feu de cèdre, construit de manière à ce que les braises puissent être rassemblées en forme d’étoile à cinq branches, dont la pointe est dirigée vers le malade. « Les formes apparaissant dans les cendres donnent une indication sur la nature du mal et du traitement à adopter », explique Rupert Isaacson.« C’est assez grave, », dit Blue Horse quand les braises laissent visiblement surgir la forme ondulante d’un serpent, la tête tournée vers Rowan. « Tu es mêlé à un conflit autour de la terre, n’est-ce pas ? demande-t-il. Quelqu’un t’a jeté un sort. Mais il t’a manqué. Il a frappé ton fils. Je vais le lui retirer. Ceux qui l’ont jeté vont le recevoir multiplié par dix. Telle est la loi de l’Univers. »
Le guérisseur s’empare d’un os de chèvre, en place l’extrémité contre la nuque de l’enfant, à cet endroit que les Bushmen appellent nxau, puis aspire. Le garçonnet pousse un cri. L’homme-médecine recrache un énorme filet de liquide noir. Rowan se frotte la nuque et dit : « C’est mieux comme ça ! ». Ses parents n’en reviennent pas. L’os a-t-il été apprêté ? Le jeune autiste a-t-il vraiment eu l’impression qu’on lui retirait quelque chose ?
Le lendemain, Blue Horse demande à Rupert Isaacson et à sa compagne de participer à une hutte de sudation, afin de « prier et suer à la place de leur fils ». Dans la hutte, Blue Horse implore aide et guérison auprès du Grand Esprit. La chaleur monte. A l’approche de la fin, Rupert Isaacson n’en peut plus. Ses poumons brûlent, il suffoque. Alors qu’il s’apprête à demander à sortir, la main de sa compagne saisit la sienne. Ce geste suffit à le calmer. Il se répète en boucle que c’est presque fini quand soudain, Blue Horse lui demande de chanter « une chanson de [son] pays », qui parle de son amour pour son fils. Rupert Isaacson panique, mais entend sa voix s’élever. « J’avais le sentiment qu’elle n’avait jamais été plus vraie », confie-t-il. Quelque chose lâche : il fond en larmes, comme il ne se l’était jamais autorisé auparavant. « J’ai enfin laissé partir la souffrance liée à l’autisme de mon enfant. Quel soulagement ! Dans nos sociétés, il est mal vu de montrer ses faiblesses et de demander de l’aide. A force d’individualisme, nous sommes devenus dysfonctionnels. »
Quand il ressort à la lumière du jour, le journaliste se sent léger, purifié. Blue Horse les enjoint de revenir une dernière fois à l’aube, pour une bénédiction au pollen de maïs. Puis la route de retour, avec l’espoir et l’interrogation au cœur. Tout cela aura-t-il été utile ? Sur une aire de repos, l’enfant demande une boisson aux fruits. Son père refuse : trop de colorants. Rowan part dans une effroyable colère, « la pire depuis au moins un an ! » Rupert Isaacson réagit en hurlant : « Ok, sois grognon ! Fiche la journée en l’air !» Silence. Puis la voix de Rowan, étrangement calme : « Papa, je ne suis pas grognon, je te dis juste ce que je veux comme boisson. » Ses parents se regardent. Qui est cet enfant ? « Je te demande pardon de m’être fâché, je ne supportais pas tes hurlements, dit le journaliste. Ces boissons sont très mauvaises pour toi.» Ce à quoi Rowan répond : « C’est rien Papa, j’ai réagi trop fort. »
La conversation dure encore quelques minutes. Une conversation, enfin ! Dans la nuit, l’enfant vomit. Le lendemain, au petit déjeuner, il est calme. Il se dirige vers la machine à café, remplit une tasse et l’apporte à son père : « Pour toi », dit-il. Le jeune autiste est relié au monde. Et il ne régressera plus. « Ces voyages ont changé ma perception des guérisons spirituelles, conclut Rupert Isaacson. Avant, je trouvais intéressant qu’elles existent dans les sociétés traditionnelles, mais je ne me rendais pas compte à quel point elles nous étaient aussi indispensables. » Prenant conscience que sans ce type d’approche, « il nous est difficile de vivre de façon authentique », il envisage de retourner voir un chaman l’été prochain. « Rowan est aujourd’hui adolescent, il va faire face à de nouveaux challenges. Pourquoi attendre qu’il aille mal ? En tant que famille, ça nous fera aussi du bien. »
Et peu importe comment ça marche : relation aux esprits, régulation des énergies, effet placebo, dépaysement sensoriel, ouverture du cœur, bienveillance inconditionnelle… « C’est notre vision de l’être qu’il faut changer. Quelle place faisons-nous aux atypiques ? Qu’avons-nous à apprendre d’eux ? » interroge Rupert Isaacson. S’ouvrir à l’invisible, vivre au contact de la nature, s’appuyer sur une communauté… Les besoins des autistes sont les nôtres. Leur sensibilité est un révélateur.
L’enfant et le cheval de vent – L’extraordinaire voyage qui a changé une vie
Rupert Isaacson, Éd. Albin Michel, 2016, 23,90€
Publié dans Inexploré Magazine – www.inrees.com