Desmond Tutu était mort, et je m’attendais à un raz-de-marée d’hommages sur les réseaux sociaux. Mais sur mes fils dits « d’actualité », pas un mot, pas la moindre ligne. L’action de Tutu était-elle à ce point tombée dans l’oubli ? J’ai saisi mon clavier pour me fendre d’un post. Et là, soudain, je n’avais plus que ça, des hommages ! Comme s’ils avaient attendu, tapis dans un coin de l’algorithme, que je manifeste mon intérêt pour se faire connaître…
Danse avec les algo
L’histoire m’a ébranlée. Les informations auxquelles je suis soumise sont-elles à ce point conditionnées par le système ? J’avais la preuve que la machine ne me nourrit que de ce qu’elle sait que j’aime. Le reste, à la trappe. C’est elle qui m’oriente, elle qui m’enferme dans mes appétences, qui me repaît de mon propre univers. Plus aucune chance d’être touchée par l’inattendu, le différent, le nouveau ?
Les patrons de médias numériques le savent : les algorithmes sont les dragons à amadouer pour parvenir à toucher le lecteur. Algorithmes de Google, pour apparaître dans les recherches. Algorithmes de YouTube, Facebook, TikTok, Instagram, LinkedIn, Twitter pour avoir une place dans les fils d’actualité…
Algorithme : « Ensemble de règles opératoires dont l’application permet de résoudre un problème énoncé au moyen d’un nombre fini d’opérations, dit le dictionnaire. Un algorithme peut être traduit, grâce à un langage de programmation, en un programme exécutable par un ordinateur ». En matière d’information, quel est le problème à résoudre : trouver celle correspondant de façon la plus pertinente à une requête ? Ou à ce que le système, à force de collecte de données, a compris de nos goûts ? Ou encore à ce quoi il a décidé de nous soumettre ?
Les voies numériques impénétrables
Le numérique a transformé les modes de production et de circulation de l’information. Toute la presse a sa version digitale. Les réseaux sociaux sont devenus des médias : on s’y informe, on y suit des contenus. Ces nouveaux usages aiment le mouvement : l’information file désormais « en continu ». Toute la journée, il faut nourrir la bête, fournir du frais, créer des occasions de cliquer. Exister sur la toile, et parvenir à émerger parmi la masse d’informations postées. Trouver les bons angles, les bons mots clés, ceux qui s’attireront les faveurs de l’algorithme. Car, au final, c’est lui qui décide, selon des critères mouvants et opaques.
Dépolariser le monde
Le virage n’est pas sans risque. Pour les médias, la facture technologique peut être salée, et l’impact de ces outils digitaux sur l’environnement est loin d’être neutre. La philosophie même du journalisme s’en trouve percutée : s’agit-il de fournir aux gens ce qu’ils souhaitent, ou de leur transmettre ce qui fait actualité, que ça les intéresse a priori ou non ? Pour le directeur de recherche au CNRS David Chavalarias, le danger est une polarisation des visions du monde. Dans Toxic Data (Flammarion, 2022), il alerte sur la création par les algorithmes de « chambres d’écho » et des « bulles de filtre », c’est-à-dire la tendance du système à ne faire apparaître sur nos fils d’actualité que des contenus qui confortent nos goûts, au point de réduire nos champs informationnels à un vase clos qui s’auto-alimente. C’est ainsi, selon lui, que des partisans de Donald Trump se sont persuadés que l’élection leur avait été volée et qu’il fallait envahir le Capitole…
La question, au fond, est celle de la transparence. Éduquer aux usages, faire prendre conscience que tout ce qui fait boule de neige sur les médias sociaux – où l’émotionnel et le sensationnel priment – n’a pas vocation à être qualifié d’information, et ne reflète pas l’ensemble des possibles. Réapprendre l’éthique journalistique, fondée sur la recherche de faits, leur mise en contexte, la vérification des sources. Attirer l’attention sur la marchandisation des données sociales par les grandes plateformes numériques et le calibrage de leurs algorithmes afin de nous scotcher devant nos écrans et d’optimiser leurs revenus. Et ce, jusqu’à la possible manipulation de l’opinion – en Inde par exemple, le gouvernement hindouiste de Narendra Modi a utilisé des armées de trolls pour dézinguer sur les réseaux sociaux certaines figures de l’Inde musulmane.
Desmond Tutu le savait : la polarisation des points de vue mène au pire. Comment faire en sorte que l’algorithme n’en vienne pas à réduire la profondeur de notre humanité à des comportements de consommation prédictifs et contrôlables ?
Chronique parue en mai 2023 dans “Usbek & Rica”