[DE CE MONDE] Rungis passe au vert
Six heures du matin, commune de Chevilly-Larue, dans le sud de Paris. Une ligne de péages digne d’un départ en vacances, un ballet de camionnettes dans la nuit encore dense. Pour les fournisseurs et les clients du Marché international de Rungis, pourtant, l’heure n’est pas aux mots fléchés ni à la crème solaire. Alors que le jour n’est pas encore levé, tous sont déjà à pied d’œuvre depuis un bon moment.
Rungis, tout le monde en a entendu parler. Le plus grand marché de produits agricoles du globe, le ventre nourricier de Paris et de sa région. 234 hectares aux portes de la capitale, 13000 employés, 1200 grossistes installés en entrepôts spécialisés – fruits et légumes, fleurs, viandes, poissons… Fondé en 1969 en remplacement des Halles de Paris devenues trop exiguës, propriété de l’État français, le Marché est aujourd’hui exploité par la Semmaris, une société d’économie mixte dont les missions principales sont l’aménagement, la gestion et la commercialisation de ses infrastructures.
VALORISER LES CIRCUITS COURTS
Vous êtes-vous déjà demandé l’énergie qu’il avait fallu pour qu’un aliment arrive dans votre assiette ? Quelqu’un pour le cuisiner, quelqu’un pour l’acheter, quelqu’un pour l’acheminer, le mettre en rayon puis le vendre, quelqu’un pour le produire… Quelle chaîne d’engagements ! A Rungis, cette chaîne est tangible. Pour la rendre possible, il faut de la main d’œuvre, des espaces, des routes, des transports… Chaque jour, le marché international nourrit 18 millions de personnes. Chaque matin, 40000 à 50000 personnes s’y croisent pour y livrer, y vendre ou y acheter les produits qui alimenteront Paris et sa région.
Ici, chaque pavillon a son ambiance. Au rez-de-chaussée, les surfaces de vente. A l’étage, les bureaux administratifs. En sous-sol, le stockage. Ici, dès minuit ou 2 heures du matin, les 33 tonnes arrivent, déchargent. Les porte-palettes vont et viennent et les cageots se déplacent en diable de manutention. Avec onze bâtiments répartis sur 66 hectares, le secteur des fruits et légumes est de loin le plus important : il représente 71% des produits du marché.
Depuis 2016, c’est là que se trouve le Carreau des producteurs : à côté des espaces dédiés aux grossistes, qui font venir des fruits et légumes de partout, cette halle est dédiée aux cultivateurs installés dans un rayon de 150 kilomètres autour de Paris. Fédérés en une association d’une cinquantaine de membres, ils y vendent directement leurs produits de saison – salades, oignons, potirons… – aux professionnels de l’alimentation. “En 2021, 13000 tonnes de fruits et légumes ont ainsi été commercialisés sur le Carreau des Producteurs”, indique Antoine Giacomazzo, Responsable Communication de la Semmaris. Un épiphénomène par rapport au million de tonnes de fruits et légumes vendus à Rungis chaque année… Mais le signe, malgré tout, d’une volonté des administrateurs du Marché de valoriser les circuits courts.
ACTEUR DE L’ALIMENTATION DURABLE
“Rungis est en 2022 le premier fournisseur de produits locaux en Ile-de-France, souligne le Président du Marché, Stéphane Layani. Selon une étude de France Agrimer réalisée en 2021, l’origine des produits est aujourd’hui le premier critère de choix lors de l’achat de fruits et légumes, au même niveau que la saisonnalité. Les différentes crises que nous avons traversées ont accéléré la réflexion sur notre modèle alimentaire. La demande en produits locaux est désormais belle et bien palpable, mais l’offre n’est pas encore à la hauteur pour répondre aux attentes des consommateurs : la production agricole en Ile-de-France ne représente que 2,5% des besoins ! À Rungis, le volume de vente du Carreau des Producteurs est en constante augmentation.”
Arrivé à la tête de la Semmaris il y a dix ans, Stéphane Layani s’est donné pour mission de faire de Rungis “un site exemplaire” en matière d’éco-responsabilité. Sa vision : déployer avec les acteurs du Marché un modèle de distribution responsable, en faveur d’une transition alimentaire durable, de la réduction des impacts environnementaux, et au service du développement du territoire. “La position clé de Rungis dans la chaîne alimentaire, toutes filières confondues, lui confère une énorme responsabilité en matière de bonnes pratiques pour faciliter l’accès du plus grand nombre à une alimentation plus respectueuse des hommes – y compris ceux qui la produisent – et de la planète”, commente-t-il.
Pour activer les axes de sa stratégie, la Semmaris s’est dotée il y a deux ans d’une direction RSE. Les chantiers sont nombreux. D’une part, il s’agit d’améliorer les propres pratiques de la Semmaris en matière de gestion du site – par exemple via la création d’un système de chauffage 100% décarboné à partir de l’utilisation des déchets du Marché, la systématisation de l’éco-conception pour les projets de construction ou de rénovation des bâtiments, ou l’installation de panneaux photovoltaïques sur le site à des fins d’autoconsommation. D’autre part, il s’agit d’inciter les différents opérateurs du Marché au déploiement d’une offre et de méthodes respectueuses de l’environnement.
SOUTENIR DE NOUVELLES FAÇONS DE FAIRE
C’est dans ce cadre qu’a été créé en 2015 au cœur de Rungis un Pavillon dédié à l’agriculture biologique. Fruits, légumes, fromages, produits laitiers, vins, épicerie… Avec 100000 tonnes par an, le Pavillon est aujourd’hui la plus grande halle de produits biologiques d’Europe. Là encore, son volume reste modeste par rapport aux trois millions de tonnes qui transitent chaque année par Rungis, mais il ne cesse de s’accroître, au point que Stéphane Layani espère pouvoir d’ici cinq ans doubler l’offre de produits biologiques distribuée à Rungis.
“Les ventes de produits liés à la transition alimentaire (bio, mais également vegan, sans conservateurs, équitables…) augmentent, indique-t-il. Je crois en l’avenir de cette filière, mais il faut qu’elle règle ses problèmes structurels et explique mieux ses bienfaits : la montée en puissance de la grande distribution et l’industrialisation des processus ont provoqué une certaine défiance chez les consommateurs. Entre la profusion des labels, les autres « signes de qualité » et allégation commerciales, souvent moins chères, qui rentrent en concurrence avec le « vrai » bio, ils ne s’y retrouvent plus.” Si les ventes de bio ont chuté cette année en grande distribution, le marché reste globalement porteur. A Rungis, le Pavillon bio est occupé à 100%. “Ceci s’explique très certainement par le fait que nous approvisionnons en majorité les détaillants, estime Stéphane Layani. Les restaurants sont également des relais de croissance majeurs pour accueillir la production agricole française bio : beaucoup ne proposent pas encore de produits bio à leur carte !”
Pour soutenir les bonnes pratiques, la Semmaris a également fondé en 2015 un incubateur, qui accompagne des entrepreneurs dans la conception et l’expérimentation de produits et méthodes innovantes, en lien avec les métiers de l’alimentation. D’abord installé en périphérie du marché, il est depuis deux ans implanté au cœur de celui-ci, au-dessus d’une halle à fromages, afin de favoriser sa visibilité et ses interactions avec les acteurs de Rungis. C’est là par exemple que la société Pandobac a développé une solution de bacs de transport de livraison réutilisables, plus écologiques et économiques que les emballages jetables. Empilables, localisables grâce à une application, ces bacs se rangent et se gardent facilement jusqu’à ce qu’ils soient récupérés parle fournisseur et remis au centre de lavage de Pandobac, pour réutilisation.
LA QUESTION DU TRANSPORT
Huit heures du matin. Entre deux bâtiments, deux aires de parking et deux trajets en voiture – le site est trop grand pour y naviguer à pied -, il est possible de faire une pause dans l’un des 18 restaurants du Marché. Un monde en soi, comme du temps des forts des Halles… Au bar ou attablés, peu ou pas de femmes. “Il existe une association, les Rabelaisiennes de Rungis, qui agit pour l’emploi et la formation des femmes sur le marché”, informe Antoine Giacomazzo. Si elles ne représentent encore que 20% de la main-d’œuvre de Rungis, il semble que leur nombre augmente, “notamment à des postes de direction”.
Un peu plus loin, le terminal ferroviaire de Rungis est en sommeil. Construit en 1969 en même temps que le Marché, il a fonctionné jusqu’en 2019, puis a dû être arrêté par manque de rentabilité. En 2021, le gouvernement français a toutefois soutenu sa réouverture, dans le but de proposer une alternative écologiquement plus satisfaisante au transport en camion. “Pour l’instant, le train fonctionne seulement entre novembre et juillet”, explique Antoine Giacomazzo. Départ du lundi au vendredi vers 16h30 de la gare de Perpignan, chargé de primeurs venus d’Espagne ou du Sud de la France ; arrivée à Rungis vers 3h30 du matin.
“Chaque train transporte plus de 10% du flux quotidien du Marché”, ajoute Stéphane Layani. Composé de douze wagons frigorifiques, il permet d’alimenter une centaine d’entreprises de Rungis en fruits et légumes, en évitant la circulation de 18 camions. Problème : pour l’instant, le train redescend à vide… D’où l’idée du Président de construire sur le site un terminal de transport combiné, ouvert à d’autres marchandises, afin de créer “une offre de transport multimodale” moderne et pérenne. “Ce projet ambitieux va nous permettre de transporter des volumes plus conséquents (850 000 tonnes de marchandises sur une année) grâce à trois trains par jour, détaille Stéphane Layani. Cette plateforme aura aussi un réel impact sur la congestion des axes routiers et la réduction de CO2, dont on estime les gains à 25000 tonnes par an.”
D’autres mesures, encore, ont été prises par le Marché pour réduire l’empreinte carbone, telles que l’instauration d’une baisse des tarifs d’entrée pour les véhicules propres, l’implantation d’une station de gaz naturel vert, d’hydrogène et d’azote, au sein de Rungis, ou l’accompagnement des opérateurs dans le verdissement de leur flotte. “Et d’ici 2023, 230 points de rechargement électrique seront installés au sein du Marché”, se félicite Stéphane Layani.
OPTIMISER LES INVENDUS
Huit heures trente. Du côté des halles de vente, l’effervescence s’est un peu tarie. A l’entrepôt du Potager de Marianne, la journée commence. On trie, on conditionne, on prépare des commandes. Car dans cet établissement de l’Association nationale pour le développement des épiceries solidaires, on récupère une partie des invendus en fruits et légumes du Marché pour en faire bénéficier les plus démunis.
“Nous sommes une structure de réinsertion par l’activité économique, explique Nathan Bardin, son responsable. Nous donnons du travail à des personnes qui se sont éloignées de l’emploi suite à un accident de vie. Notre autre mission est d’approvisionner 150 à 200 structures d’aide alimentaire en fruits et légumes. Enfin, en récupérant les produits qui ne conviennent plus aux importateurs ou aux grossistes, nous sommes un acteur de la lutte contre le gaspillage alimentaire.” Présent depuis 2008 sur le Marché, le Potager de Marianne a déménagé de ses locaux initiaux, situés en périphérie, pour occuper une place plus centrale. “Nous faire connaître des marchands de fruits et légumes et les convaincre de nous donner leurs invendus est un travail de proximité et de fourmi, précise Nathan Bardin. Plutôt que de jeter les produits qui ne conviennent plus à leur cahier des charges de commercialisation, nous leur proposons de les récupérer, de les trier et d’orienter ceux qui sont encore consommables vers l’aide alimentaire.”
Pour le reste, le Potager de Marianne participe à une autre expérimentation financée par la Semmaris : la mise en service d’un composteur développé par la société UpCycle. “Il a été conçu dans une optique low tech d’empreinte carbone minimum, souligne Nathan Bardin. C’est très pratique, on peut y mettre les fruits et légumes dont on ne peut rien faire directement avec leurs cagettes !” Reste à trouver, si l’expérience se pérennise, un débouché au compost… “On ne fera pas fortune avec ça”, sourit Nathan Bardin, mais l’initiative participe à créer – avec le projet de créer au sein de Rungis un laboratoire de transformation des invendus non distribuables en purée de fruits ou de légumes – une boucle vertueuse, et si possible économiquement viable, de lutte contre le gaspillage alimentaire au sein du Marché.
CAP AU NORD
En 53 ans, Rungis est devenue une ville. Impossible d’imaginer accroître encore ses infrastructures : elles sont saturées, tant au niveau immobilier que logistique. La démographie en Île-de-France, pourtant, continue d’augmenter… Comment nourrir cette population grandissante dans les dix prochaines années sans dégrader la qualité des produits proposés ni hypothéquer la sauvegarde de l’environnement ?
Modéliser encore et encore de nouvelles façons de faire, dans une vision éco-responsable, s’avère un enjeu majeur. C’est dans cette optique que le Président de la Rungis a initié le projet Agoralim : à la faveur de l’abandon du programme EuropaCity dans le nord de Paris – un concept de centre de loisirs et de commerces géant qui ne correspond plus aux attentes sociétales -, il propose d’y installer une plate-forme d’approvisionnement conçue sur les principes du développement durable, et rassemblant en un seul lieu tous les acteurs de la chaîne alimentaire : parcelles de maraîchage et d’élevage, producteurs locaux, grossistes, distributeurs, unités d’emballage, de conserverie et de transformation…
“C’est un projet complémentaire au marché de Rungis, qui a besoin de 450000 à 500000 mètres carrés de nouvelles surfaces agricoles et logistiques à horizon 2035 pour installer localement et durablement tous les acteurs de la chaîne alimentaire : de la fourche à la fourchette, indique Stéphane Layani. C’est le futur potager de l’Île-de-France. Cent hectares seront destinés à la production agricole. Cette surface permettra d’augmenter la part locale de l’approvisionnement alimentaire des franciliens. Avec Agoralim, nous serons capables de donner un vrai coup d’accélérateur à la production locale.” L’objectif est qu’à eux deux, Agoralim et le Marché de Rungis assurent l’approvisionnement en denrées alimentaires de tous les Franciliens, “tout en répondant aux nouvelles attentes pour une alimentation plus fraîche, locale, et avec l’empreinte carbone la plus faible possible”, conclut Stéphane Layani.
Article paru dans le magazine Décisions Durables – Novembre 2022