[DE CE MONDE] Sambhavna, la possibilité
Les dernières heures du jour enveloppent Bhopal. Sur les rives du lac principal – la cité en compte quatorze –, l’atmosphère est à la douceur. Des enfants jouent, des couples se promènent. Il est 18 heures, la capitale de l’État indien du Madhya Pradesh se nimbe du voile rose du crépuscule. Le temps semble suspendu. Un peu plus loin, la sensation persiste. En fin d’après-midi, les salles des musées sont désertes et silencieuses. Une fois franchies les portes de la vieille ville, l’impression se renforce. On est pourtant en Inde – au cœur de l’Inde même, presque en son centre. Il y a des voitures, des scooters, des rues et des échoppes débordantes de monde… Mais sur un plan subtil, quelque chose est figé. Bloqué. Comme si la vie, ici, un jour, s’était arrêtée. Est-ce les façades à l’abandon des anciens palais princiers qui créent cette impression ? Au nord du quartier historique, l’atmosphère est encore plus chargée. Je connais bien l’Inde, j’y ai mes repères. Pourtant, dès mon arrivée là, j’ai été saisie d’un étrange accablement. Soudain, j’étais perdue. Tétanisée. Une force invisible brouillait ma vision et vampirisait mon énergie. J’ai dû me faire violence pour aller de l’avant… Au bout de quelques heures, j’ai fini par comprendre. Ce qui me traversait ne m’appartenait pas. Ce que je captais, c’était le désarroi des victimes qui périrent là, hagardes, il y a trente-cinq ans.
Six cent mille victimes
Il était un peu plus de minuit, le soir du 2 au 3 décembre 1984, quand quarante tonnes d’un gaz extrêmement toxique, l’isocyanate de méthyle, s’échappèrent d’une usine de pesticides située au nord de la ville. En l’espace de quelques heures, il se propagea dans les rues et s’infiltra dans les maisons. « J’ai d’abord été réveillé par l’envie d’uriner, puis j’ai ressenti une violente douleur dans la tête, raconte Gyani, 78 ans. Je me suis mis à vomir. Tout est allé très vite. Je me suis tourné vers le portrait de Sai Baba, mon maître spirituel, et j’ai dit : “Gourou, je suis en train de mourir !” » Sa famille et lui trouvèrent malgré tout la force de fuir. « Dans la rue, des voix criaient : “Sortez ! Courez !” Personne ne savait ce qu’il se passait ni vers où se diriger », se souvient-il. Le poison brûlait leurs yeux, son épais nuage brouillait leur vue. « Certains se vidaient, d’autres ne parvenaient plus à respirer. On a parcouru un kilomètre en trébuchant sur les corps de ceux qui étaient déjà morts. » Un truck passa, Gyani y grimpa avec sa femme et ses enfants. « Huit ou neuf kilomètres plus loin, on a pu se détendre un peu. » Au matin, la ville ressemblait à une chambre mortuaire. Le silence était pesant, une forte odeur piquait l’air. « Mes yeux étaient très douloureux, je craignais de perdre mon emploi, rapporte le vieil homme. Je suis allé à l’hôpital, mais des milliers de gens attendaient. Les docteurs étaient débordés. »
Plus de 8 000 personnes périrent dans la nuit ou dans les deux semaines qui suivirent. D’autres décédèrent plus tard, victimes des pathologies générées par le gaz. Propriété de la multinationale américaine Union Carbide, l’usine fut abandonnée, mais ses déchets toxiques furent enterrés ou stockés sans protection particulière… De sorte qu’ils contaminent depuis trente-cinq ans les sols et l’eau des alentours, empoisonnant au jour le jour une centaine de milliers d’habitants. Aujourd’hui encore, dans cette partie de la ville, les adultes meurent très jeunes, les enfants naissent avec des handicaps moteurs et neurologiques. Là plus qu’ailleurs, les gens souffrent d’insuffisance respiratoire, de maux articulaires et de soucis artériels, mais aussi de diabète, de troubles gynécologiques, de dérèglements hormonaux, d’anomalies génétiques et de désordres psychiques. Les cancers sont dix fois plus nombreux que dans le reste de l’Inde. Au total, on estime à 30 000 le nombre de morts dues à la catastrophe, et à 600 000 le nombre de personnes affectées.
Une approche holistique
Satinath Sarangi n’est pas originaire de Bhopal, mais de l’est de l’Inde. Quand l’accident survint, il préparait un doctorat en génie mécanique. «J’ai pris un train dès le lendemain, dans l’idée de donner un coup de main », raconte-t-il. Devant l’ampleur des besoins, il se retrouva rapidement engagé dans des mouvements citoyens pour la prise en charge médicale et le droit des victimes. Il n’est jamais reparti. « Le gouvernement a construit des hôpitaux, mais au bout d’une dizaine d’années, on s’est aperçu que les traitements allopathiques soulageaient les symptômes des victimes, mais ne les soignaient pas», explique-t-il. Consommés en grosses quantités, sur de longues périodes, ces médicaments – essentiellement des antibiotiques, des antidouleurs, des stéroïdes et des psychotropes – finissaient par créer des phénomènes de résistance ou d’accoutumance. Parfois même, leurs effets secondaires engendraient de nouvelles pathologies – des déficiences rénales, par exemple. Enfant, Satinath avait vu sa mère utiliser une médecine naturelle traditionnelle nommée « ayurveda ». « En guise de test, on a envoyé quatre victimes – une femme, un homme, un petit garçon et une petite fille – dans une clinique ayurvédique au Kerala, indique-t-il. Un mois plus tard, ils allaient significativement mieux. Ça nous a donné de l’espoir. »
À la même période, lui-même fut roué de coups par la police à l’issue d’une manifestation. « Un médecin m’a diagnostiqué plusieurs blessures sévères et m’a dit que j’en aurais pour des semaines, voire des mois d’hôpital. Je suis rentré chez moi. Un praticien ayurvédique m’a couvert le corps d’une préparation à base de curcumine et d’aloe vera. Dix jours plus tard, j’étais sur pied. On s’est lancé. » Financée uniquement par des dons individuels, une clinique naît en 1996 au cœur de la zone infectée. Son nom : Sambhavna – « possibilité» en sanskrit. Satinath en est le directeur. Gratuite pour les victimes, elle développe une approche intégrative, qui inclut dans ses protocoles les apports de l’ayurveda et du yoga. « La population est rongée par les produits chimiques, le but est de ne pas lui en rajouter ! commente l’écrivain Indra Sinha, impliqué dans le projet. Le yoga ne coûte rien, l’ayurveda bien moins que l’allopathie. Et ils ne polluent pas… »
Le fait d’arriver à Sambhavna est déjà guérisseur : quand j’y débarque pour la première fois, il est midi, et le soleil frappe fort. Tout autour, les avenues sont encombrées, la chaussée défoncée. Quelques chaos plus tard, au fond d’une ruelle, j’aperçois un îlot de verdure. Un auvent, un gardien, des gens qui patientent. Puis le son d’une fontaine, la danse des écureuils, la fraîcheur d’un patio. Partout des arbres, des parterres de plantes. Un havre de 4000 m2 fourmillant d’une centaine d’espèces médicinales, cernant un bâtiment de briques conçu écologiquement. « Nous essayons de développer une atmosphère paisible et chaleureuse, afin que nos visiteurs se sentent en confiance, commente Satinath. Nous ne cherchons pas que leur bien-être corporel, nous prenons aussi soin de leur esprit. » Car parmi les dégâts causés par la catastrophe, il y a aussi l’anxiété, l’insomnie, les crises de panique, le sentiment d’être laissés pour compte…
Détoxification profonde
L’ayurveda est née en Inde il y a plus de 3 000 ans. « Son approche ne s’en tient pas au symptôme ; elle cherche à identifier et à agir sur la cause originelle de la maladie », explique Rupa Baddi, qui est depuis douze ans l’un des deux médecins ayurvédiques de la clinique. À Bhopal, les polluants liés à la fuite de gaz ou à la contamination environnementale se sont déposés sur les tissus des victimes – c’est-à-dire la lymphe, le sang, les os, les muscles, le système nerveux, les graisses ou les tissus reproducteurs – « et y ont créé des déséquilibres, indique Rupa. Notre mission est de comprendre quels sont ceux affectés et comment les nettoyer en profondeur par des processus de détoxification adaptés aux besoins et à la constitution de chacun. »
Une jeune femme souffrant d’une affection gynécologique se voit appliquer un bain d’huile au bas des reins. Une autre plus âgée, victime d’insomnies, reçoit une décoction apaisante sur le front. « On utilise les voies d’élimination naturelles du corps, que ce soit via des vomitifs, des purgations ou des lavements », précise Rupa. Les massages et les bains de vapeur permettent de « préparer le terrain », de même que certaines préparations à base de plantes aident à séparer les toxines des tissus, « afin de mieux les expulser ». Bien sûr, si une personne arrive en phase aiguë, l’urgence sera de soulager sa douleur par des traitements allopathiques. Mais « une fois la crise enrayée », elle sera orientée vers le yoga et l’ayurveda, afin de diminuer sa dépendance éventuelle aux médicaments, réguler ses fonctions vitales et rétablir son équilibre naturel sur le long terme. « Car une fois le corps détoxifié, les processus ayurvédiques boostent le système immunitaire et restaurent la vitalité », se félicite le médecin.
Nazni avait sept ans au moment de la catastrophe. Victime d’une immunosuppression causée par les polluants chimiques, elle a attrapé la tuberculose. « J’ai été soignée à l’hôpital, indique-t-elle, mais il m’en est resté des séquelles. » Des problèmes respiratoires, des douleurs aux jambes, au dos… « C’est pour ça que je suis venue à Sambhavna. » Par les soins reçus et une pratique régulière du yoga, « tout est parti, se réjouit-elle. Je ne prends plus aucun médicament, ni allopathique ni ayurvédique. » Tradition millénaire d’unification de l’être, fondée sur la pratique en conscience de mouvements physiques, d’exercices de respiration et de techniques méditatives, « le yoga est particulièrement adapté aux difficultés dont souffrent les gens de Bhopal », note Schweta Chaturvedi, qui est depuis trois ans la yoga-thérapeute de la clinique. Ici, point de cours collectif ni de cérémonial : l’approche est individuelle et thérapeutique. « Je reçois d’abord les gens en consultation, expose Schweta. En fonction de ce que je perçois, je prescris certains exercices physiques et respiratoires. Je commence par des choses simples, que je leur demande de pratiquer sur une période donnée – de sept jours à deux mois. Après, je fais le point. S’ils sont à l’aise, je pousse un cran plus loin. »
Nous sommes Bhopal
Gyani entre dans la salle, pose son sac de jute et ses lunettes en écaille, puis va chercher son tapis. « Quand il est venu pour la première fois, il y a un an, il ne marchait pratiquement plus », m’indique la yoga-thérapeute. Après quinze jours de yoga et de soins ayurvédiques, il trottait. Désormais, il s’entretient, venant de temps à autre pratiquer à la clinique quelques jours d’affilée. « Prenez la Salutation au Soleil, propose Schweta : effectué régulièrement, cet enchaînement de mouvements améliore la diffusion de souffle vital dans le corps, régule le tonus fonctionnel et équilibre les systèmes nerveux et endocrinien. » Sambhavna mène régulièrement des recherches pour évaluer ses protocoles. L’une d’elles a montré que la pratique assidue du yoga améliorait significativement et durablement les fonctions respiratoires des victimes et diminuait leur dépendance aux médicaments : au bout de six mois, plus de la moitié des participants à l’étude avaient arrêté les traitements allopathiques qu’ils prenaient quotidiennement depuis la catastrophe. Une autre a montré l’efficacité du yoga sur les troubles menstruels dont souffrent beaucoup de patientes. Au bout de six mois, 50% avaient retrouvé des cycles réguliers, 80% des flux normaux. Et 80% avaient vu leurs douleurs abdominales disparaître.
Gyani sourit : « Le yoga est une sagesse ancestrale. Je devrais m’exercer tous les jours, mais je suis un peu paresseux ! Il y a 35 ans, le gaz a pénétré mon corps. Il a tué des milliers de gens, des familles entières. Dans ces moments, la proximité du divin m’a aidé. C’est là que l’on trouve la Vie. » À moins d’un kilomètre de Sambhavna, l’usine est toujours là, protégée par un long mur d’enceinte. Certains voudraient qu’elle soit brûlée, comme un rituel de purification, pour enfin passer à autre chose. D’autres au contraire aimeraient la voir transformée en lieu de mémoire. Pour qu’on n’oublie pas. Pour que « plus jamais ça »… En 35 ans, des progrès ont été obtenus, des actions ont été mises en place pour donner à Bhopal une nouvelle image, mais on sent bien que tant que le sol n’aura pas été dépollué, que les âmes des victimes n’auront pas reçu d’excuses officielles et que les survivants n’auront pas été complètement indemnisés, des enfants continueront à naître chargés de cette douleur. Les musées resteront vides et la ville en suspens. Et cela nous concerne, nous aussi : d’après un article du Lancet d’octobre 2017, la pollution est désormais la première cause environnementale de maladie et de décès dans le monde.
« Les coûts économiques et de santé engendrés par la pollution de l’air, de l’eau et des sols sont considérables et ne peuvent plus être ignorés par les gouvernements et la communauté internationale », plaide la revue scientifique. Depuis sa création, Sambhavna a aidé 70 000 personnes à prendre leur santé en main. En combinant techniques modernes, yoga et ayurveda, ses médecins ont développé des protocoles qui pourraient aussi nous être utiles. Et même si son action peut sembler modeste par rapport à l’ampleur du problème, elle est, plus qu’une proposition concrète, l’ébauche d’un modèle. Face à l’industrialisation à outrance et aux risques qu’elle fait peser sur le vivant, que faisons-nous? Tel un lotus éclos dans la boue, Sambhavna prouve qu’un bourgeon de conscience et de cœur peut fleurir sur une terre ravagée par le cynisme et le mépris.
Reportage paru en décembre 2019 dans le magazine Inexploré
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