[DE CE MONDE] Sofiane Saidi, prince du raï

Paris, douzième arrondissement. Sofiane Saidi s’est couché tard – très tard. Mais il est là, à 13h, fidèle au rendez-vous qu’on s’est fixé. Fidèle, surtout, à cette petite voix qui ne cesse de lui répéter que ça vaut le coup de braver la fatigue pour tenter la chance d’une rencontre, d’un moment partagé. C’est d’ailleurs elle, cette petite voix, qui l’a poussé hier soir à ressortir, alors qu’il rentrait crevé d’une semaine de concerts avec les musiciens Rodolphe Burger et Mehdi Haddab, afin d’assister à une soirée hommage à la chanteuse algérienne Cheikha Remitti.

« Quand ça va mal, ça va encore un peu », sourit le musicien. Cet esprit, Sofiane Saidi l’a chevillé au corps. Et c’est celui du raï. « J’ai grandi à Sidi Bel Abbès, auprès de ma mère et de ma grand-mère, explique-t-il, mais aussi en partie à Oran, où vivait mon père. » Il a neuf ans quand « le plus jeune et le plus mélancolique » de ses oncles lui passe une cassette de Khaled. « Soudain, ça m’a touché, se souvient-il. Ça parlait d’amour, d’ivresse ; la langue était celle de la rue, différente de l’arabe classique que l’on devait parler à l’école. J’étais encore petit mais d’un coup, je me suis senti libre, compris. J’ai su que ce truc allait me guider. »

Entre le petit garçon et le chant, l’histoire commence tôt. « Chez moi, la musique était partout, indique-t-il. Mon grand frère passait ses journées à réparer des amplis ; il y en avait plein la maison. » Ce qu’il écoutait ? Des vinyles, « du rock, de la pop », envoyés par un oncle parti vivre en Californie. « C’était toujours un moment d’excitation quand arrivait un colis ! » sourit Sofiane Saidi. Chez son père, l’ambiance, c’était plutôt « Oum Kalthoum » ou « du classique marocain », jusqu’à tard dans la nuit

« J’ai toujours su que je savais chanter », poursuit le musicien, mais ce n’est qu’à l’école, auprès des « copains de classe et des copines de cantine », qu’il comprend le pouvoir de sa voix. « Quand j’arrivais en retard, je chantais pour les surveillants, et ils me permettaient d’entrer ! », s’amuse-t-il. Jusqu’au jour où un orchestre de mariage se produit dans la cour de sa grand-mère. « J’ai demandé aux musiciens si je pouvais chanter un titre, raconte-t-il. Ils m’ont mis la pression, mais j’ai osé. Le public en a redemandé ! » C’était parti : avec un copain, ils s’invitent aux fêtes dont ils entendent le son au loin, suivant la direction du vent pour le simple bonheur de chanter devant des gens.

Le raï s’impose à lui. « A la radio algérienne, on entendait surtout du chaabi, qui véhiculait les valeurs du système, explique-t-il. Nous, on bouillonnait. Les valeurs nationales, les jasmins en fleur, c’était bien beau, mais la jeunesse avait soif de liberté ! » Le raï véhicule cet esprit de rue, d’indépendance, d’ouverture, de joie envers et contre tout. «  Comme le blues, il est né dans les campagnes, porté par les chants des bédouins qui venaient y travailler », rappelle Sofiane Saidi. Comme le blues, il mêle l’influence des musiques d’Afrique de l’ouest à celles débarquées sur le sol algérien avec les soldats américains : le chacha, le mambo, le tango… Ce qu’on appelait autrefois « le style oranais ». « J’aime cette ville, indique-t-il, son tempérament, sa décontraction, son cosmopolitisme, sa culture du music-hall. A Oran, il y avait des cabarets partout. Même pendant la décennie noire du terrorisme, les gens prenaient des risques pour continuer à y venir. Elle a su rester libre et vivante. »

Brut de musique

On cherche un café. Le premier est sinistre. Le deuxième plus cosy, mais les serveurs font la gueule. Aaaah, Paris ! « Allez viens, on s’en va », lance le musicien. Deux rues plus loin, on trouve notre havre : le rade est quasi vide, on y sert du couscous, du rhume arrangé, et les gens sont aimables. « Aujourd’hui, plutôt que français ou algérien, je me sens parisien », souligne-t-il.

En France, il y est arrivé à l’âge de 17 ans – il en a 48. Quelques années de galère, du temps passé à Brest, en Bretagne, où il a tissé « des liens forts », et puis Paris, le début du succès. Une signature dans une « major » dans les années 90, suivi du choix « difficile » de la quitter, parce qu’on lui demandait de « faire de la soupe ». « L’industrie musicale a enfermé le raï dans un ghetto, se désole-t-il. J’ai survécu parce que je suis allé ailleurs », vers le trip hop, la jungle. L’Angleterre, aussi, où il rencontre Natacha Atlas et rejoint Transglobal Underground. « J’avais été très touché par les premiers albums de Natacha, raconte-t-il. Ils m’avaient donné envie de connaître son univers. Un jour, on s’est croisé dans les couloirs d’un festival à Barcelone. J’allais monter sur scène. Mon regard l’a saisie. Elle a fait demi-tour pour assister à mon concert, puis est venue me voir pour m’inviter sur son album. »

Les rencontres, l’hybridité, le métissage : voilà comment Sofiane Saidi fait vivre l’esprit du raï. En France, il a collaboré avec DJ Naab, Catherine Ringer, Acid Arab, Mazalda… Jusqu’au récent trio Mademoiselle, qu’il compose avec Rodolphe Burger (ex-leader du groupe Kat Onoma) et le virtuose du oud Mehdi Haddab. « Aujourd’hui, je me suis débarrassé de l’idée de l’exil, explique-t-il. Je ne m’intéresse pas à l’actualité, ni algérienne ni française ; je n’ai pas envie que ça m’aigrisse. L’intolérance a fait tellement de dégâts… Ce que j’essaie de faire, à mon niveau, c’est de participer à réconcilier ces deux peuples, ces deux histoires. Je le vois comme une rupture amoureuse après laquelle les deux amants ne se seraient pas expliqués, laissant à chacun un goût amer. Jusqu’au jour où l’on peut enfin se parler, et laisser tomber ce truc lourd qui traine des deux côtés. »

Il y a deux ans, une tournée organisée par l’Institut français l’a ramené dans les salles algériennes, pour la première fois depuis trente ans. « C’était incroyable, se souvient-il. A Oran, c’était complet de chez complet ! Les jeunes connaissaient mes chansons, j’étais bluffé. Tellement heureux de constater que je n’ai pas fait tout ce chemin pour rien », qu’un « souffle » continuait à se transmettre…

« Le monde de la musique, de l’art, de la culture, est tellement fragile qu’il faut le chérir et le défendre, poursuit-il. Plus ces espaces de création vont se réduire, plus ils vont être grignotés, plus ça va donner de l’espace à des choses plus obscures. Je n’ai pas envie de revivre ça. Se réunir pour chanter, danser, partager, c’est un patrimoine de l’humanité. » 14 heures : le café est terminé, il est temps pour Sofiane Saidi d’aller se reposer. On se quitte au pied d’un abribus nommé « Sidi Brahim ». « A la fois le nom d’un vin, d’une bataille et d’un sage », remarque le musicien. Tout est dit.

Article publié sur D’ailleurs et D’ici – Novembre 2021

El Ndjoum, Sofiane Saidi, Cavalcade / Airfono, 2018

www.sofianesaidi.com