[DE CE MONDE] Toto Bissainthe, la voix des opprimés
« Il suffisait de la voir une fois sur scène pour comprendre qu’elle incarnait à la fois toute la douleur et toute la grandeur d’Haïti. »
Marc était adolescent quand il rencontra pour la première fois Toto Bissainthe. Elle était la mère d’une de ses meilleures amies, au collège de Saint-Ouen. Ce que faisait la fille d’une chanteuse déjà célèbre dans cet établissement, au milieu d’enfants de familles modestes, l’histoire ne le dit pas, mais Marc se rappelle avec émotion les moments passés aux côtés de l’artiste. « La côtoyer, c’était un éblouissement, rapporte-t-il. Pour nous, elle était cette femme extraordinaire au charisme incroyable, qui portait la voix d’Haïti, tout en étant d’une très grande écoute et d’une très grande simplicité. »
Marc se souvient notamment d’un récital au Théâtre de la Ville « devant une salle comble », ainsi que des personnalités qui l’entouraient : le metteur en scène Roger Blin, le comédienne Bulle Ogier, la chanteuse Colette Magny… « Etourdissant », dit-il, pour un gamin de banlieue. Pour autant, indique Milena Sandler, l’une des filles de Toto Bissainthe, cette dernière ne venait pas d’un milieu artistique : mère au foyer, père recteur « qui s’occupait aussi d’une imprimerie », elle est née en 1934 en Haïti. Partie très jeune faire ses études à New York, sous chaperonnage maternel, elle décide de les poursuivre en France. A Paris, elle qui se destinait au métier d’infirmière se met en tête de faire les Beaux-Arts, afin de devenir décoratrice. Elle fréquente la diaspora haïtienne. A son contact, elle s’oriente finalement vers le Conservatoire d’art dramatique.
En 1956, elle intègre la compagnie Les Griots, fondée par le guadeloupéen Robert Liensol. « Lorsque j’ai assisté à la création de Huis Clos, de Jean-Paul Sartre, par Toto Bissainthe, Sarah Maldoror, Samba Ababakar et Timité Bassori, ce fut une révélation, un choc, confiera celui-ci. Cette pièce à quatre personnages, montée par des acteurs noirs, m’a fait prendre conscience que ce qui importe pour un comédien, ce n’est pas la couleur de peau, mais la force intérieure qui se dégage du personnage et son talent pour la métamorphose. » Le but des Griots est de promouvoir les Afro-descendants dans le théâtre français. Avec les actrices Darling Légitimus et Jenny Alpha, Toto Bissainthe en devient l’un des piliers. En collaboration avec les metteurs en scène Roger Blin puis Jean-Marie Serreau, la troupe monte (entre autres) des pièces signées Pouchkine, Abdou Anta Ka et Aimé Césaire, ainsi que Les Nègres de Jean Genet.
Mais la chanson appelle Toto Bissainthe. « Pour elle, c’était une autre façon de s’exprimer, plus personnelle, plus spécifiquement liée à ce qu’elle avait à dire, sans avoir à passer par les textes des autres », analyse sa fille. Ses premiers récitals, elle les donne en Haïti, dans les années 60, alors qu’elle tente de s’y réinstaller. Mais le climat n’est pas propice : François Duvalier est au pouvoir, et il ne fait pas bon ouvrir trop grand sa bouche. Or Toto Bissainthe n’est pas du genre à la garder dans sa poche. « Sa famille avait peur qu’elle leur cause des ennuis, concède Milena Sander, ils n’ont pas facilité son retour. »
Renvoi à la case Paris. Alors qu’elle avait commencé en chantant en français des titres de Ferrat, Brassens, Ferré, Toto Bissainthe aborde désormais en créole un répertoire personnel. L’accueil est favorable. « Je crois qu’elle est arrivée à la bonne période, estime sa fille. Avec Colette Magny et Angélique Ionatos, elle faisait partie d’une mouvance de chanteuses engagées. » Par sa voix, par son univers, par sa capacité à mêler patrimoine traditionnel et sonorités contemporaines, elle fait découvrir aux Français les chants populaires de son pays. « Parler de notre histoire, de ce peuple parti d’Afrique pour arriver en Haïti, lui tenait vraiment à cœur, souligne Milena Sandler. Et, à travers ça, de porter la voix des opprimés. Elle n’était pas engagée politiquement, mais elle l’était socialement. Elle luttait contre l’impunité, pour la justice et pour l’égalité de tous. »
Le succès de sa musique l’emmène aux Antilles, en Afrique, aux Etats-Unis. Dans les années 70, elle se produit dans des salles prestigieuses, telles que le Madison Square Garden et le Carnegie Hall de New York. Malgré tout, elle reste consciente qu’en France, son statut de femme noire fait d’elle une exception – « avec beaucoup d’humour, mais sans doute aussi beaucoup de douleur, analyse Marc. Avec un tel talent, elle aurait dû irradier bien davantage. » Femme forte, spontanée et généreuse, certains médias la disent « volcanique ». « Sur scène, certainement, tempère sa fille, mais pas dans la vie de tous les jours ! Je dirais plutôt qu’elle était déterminée. Quand j’étais enfant, elle ne nous grondait jamais ; mais il lui suffisait d’un regard pour nous rappeler à l’ordre ! Elle disait tranquillement ce qu’elle avait à dire. Et généralement, ça n’appelait pas aucune discussion derrière. »
Mais la reconnaissance de la France ne lui suffit pas. La popularité et le show-biz ne sont pas ce qui la meut : si elle est heureuse d’avoir réussi à valoriser et faire connaître les chants vaudous haïtiens à un nouveau public, à leur donner une place dans le patrimoine culturel français, elle aimerait réussir à toucher les siens, en Haïti. En 1978, elle déménage donc en Martinique, afin de se rapprocher de sa terre natale. Puis ce sera la République dominicaine ; et enfin Haïti, en 1986, à la fuite du dictateur Duvalier. Hélas, « ça s’est passé dramatiquement », commente Milena Sandler. Musicalement, accompagnée par les frères Duroseau, elle parvient à trouver une formule « moderne » qui fonctionne bien, mais « Haïti ne l’attendait pas, poursuit sa fille. Son retour ne s’est pas du tout déroulé comme elle l’escomptait. Les gens voulaient la Toto des années 60, celle qui chantait ce que l’on appelle en Haïti “les chansonnettes françaises”, mais ils n’étaient pas prêts à entendre ce qu’elle avait à dire sur les dérives du pays. Ils n’aimaient pas le miroir qu’elle leur tendait, ils n’étaient pas prêts à se remettre en question. »
L’artiste s’éteindra en 1994, à l’âge de 60 ans, d’un cancer du foie. « C’est compliqué, Haïti », conclut Milena Sandler, qui y dirige dans des conditions difficiles la Fondation Haïti Jazz – dont le but est d’élever le niveau de l’industrie musicale haïtienne et de la soutenir. « Toto Bissainthe a voulu s’y inscrire dans la vie culturelle. Elle a travaillé dans un théâtre, a monté une compagnie avec beaucoup d’enthousiasme et de ténacité, mais elle n’a rencontré que des portes, qui se sont fermées les unes derrière les autres. Aujourd’hui, pour les gens, elle reste une figure importante. Même la jeunesse connaît ses chansons. Mais en Haïti, il ne faut pas espérer obtenir une reconnaissance de quoi que ce soit. » Pour Marc, elle restera à jamais « un émerveillement », « cette puissance et cette vie » qui lui ont donné envie, adolescent, de s’ouvrir à d’autres mondes.