[DE CE MONDE] Vous avez dit “expérience de mort imminente” ?
Au départ est l’expérience. Une inexpérience inouïe. Celle de cet homme, par exemple, évacué suite à un arrêt cardiaque sur un terrain de golf. Une fois réanimé, il put décrire avec exactitude l’intérieur du camion des pompiers venus le secourir, l’attroupement autour du véhicule, l’appel de son partenaire de jeu à sa femme, mais aussi la réaction de la secrétaire du club, fondant en larmes au moment où on l’informait du drame. Comment était-ce possible ? L’homme au même moment était inconscient, sur le chemin de l’hôpital !
On ne présente plus les expériences de mort imminente (EMI). Après un accident grave, un arrêt cardiaque, une rupture d’anévrisme ou en période de coma, alors qu’elles étaient a priori sans connaissance, des personnes ont repris conscience à l’extérieur de leur corps. Censées être incapables de voir et d’entendre, du fait de leur état, elles se sont retrouvées dotées d’une perception illimitée, incluant des événements situés dans un autre espace-temps, voire la captation des pensées d’autres gens. Puis elles se sont senties attirées par une lumière, intimement associée à un sentiment de bien-être et d’amour. Là, leur individualité a semblé se diluer. Toutes sont revenues de l’expérience transformées.
Médecin généraliste, le Dr Jean-Pierre Jourdan est le président de IANDS-France. Fondée aux États-Unis à la fin des années 1970, cette association internationale pour l’étude des états proches de la mort fonde ses recherches sur le recueil de témoignages. « Je souhaite les étudier dans leur réalité humaine et vivante, avec une approche scientifique qui ne cherche pas le sensationnel mais dissèque chacun des aspects, aussi invraisemblables soient-ils, de ces périples dans l’inconnu », indique-t-il dans son livre Le grand secret.
Un lien avec la mort, vraiment ?
Premier cheval de bataille du Dr Jourdan : qu’on arrête de présenter les EMI comme liées à la mort. « Leur dénomination remonte à un débat publié en 1896 par la Revue Philosophique à propos d’alpinistes ayant survécu à un accident, explique-t-il, mais elle est trompeuse, car environ le tiers des témoins n’étaient pas en danger de mort lorsque cela leur est arrivé. »
Si la plupart des recherches sur les EMI ont été réalisées dans des services de réanimation ou de cardiologie, le phénomène se produit aussi chez des gens en parfaite santé, alors qu’ils étaient en train de s’endormir, de regarder un coucher de soleil, d’assister à un concert, de méditer ou de faire l’amour. « Je m’engageais sur le quai du métro quand j’ai brusquement “perdu conscience”, comme si j’avais basculé dans un autre monde, une autre dimension, rapporte une femme. Je ne voyais plus ce qui m’entourait, mais j’ai vu, concrètement, de la lumière tout autour de moi, à l’infini. Je ne me sentais pas être moi dans un corps, mais j’étais ce tout, unie à lui, dissoute dedans. »
Une étude initiée par le Dr Jourdan et menée en collaboration avec les neuroscientifiques du Coma Science Group a montré que ces EMI « spontanées » étaient strictement indiscernables de celles vécues aux frontières de la mort. « L’étude regroupait 190 témoignages répondant aux critères scientifiques d’une EMI, précise le Dr Jourdan. 140 concernaient des EMI survenues lors de différents types de coma, et 50 d’EMI surgies sans motif apparent. » Aucune différence significative n’a permis de distinguer les unes des autres. Signe pour le médecin que « les EMI sont manifestement indépendantes de l’état du cerveau ; elles sont vécues ailleurs ».
Par ailleurs, « les gens qui ont vécu une EMI n’évoquent jamais la mort », observe le Dr Jourdan. Ils n’ont plus peur d’elle, car ils ont acquis le sentiment que la vie ne cesse pas à l’arrêt du corps physique, mais ce qui les intéresse avant tout, c’est la vie. « Au fond, ces gens se sont retrouvés dans une salle d’embarquement, mais, n’ayant pas pris l’avion, ils ne peuvent dire où il mène, souligne le médecin. En revanche, ils reviennent convaincus que la vie a un sens profond : leur message invite à aimer, à comprendre que nous sommes tous fondamentalement Un. »
Des souvenirs d’une étonnante clarté
Autre caractéristique remarquable des EMI identifiée par le Dr Jourdan dans son livre Deadline-Dernière limite : le souvenir que les gens en gardent, même des dizaines d’années après. « Quand ils en parlent, tout semble encore très intense, très précis, observe-t-il, comme si ça venait d’arriver. » Étrange, pour des personnes dont les fonctions cérébrales étaient parfois très délabrées au moment de l’expérience…
Le Coma Science Group a mené une étude afin d’identifier si les récits d’EMI pouvaient être « de faux souvenirs », des souvenirs recréés, une forme de rêve ou de voyage chamanique. Partant du fait – scientifiquement prouvé – que les souvenirs d’événements imaginés sont moins riches en perceptions et en détails spatio-temporels que ceux d’événements réels, les chercheurs ont passé les souvenirs d’EMI au crible d’un questionnaire permettant de les analyser. A leur grande surprise, les souvenirs d’EMI ont atteint des scores largement supérieurs à tous les autres types de souvenirs, y compris les souvenirs réels récents. Preuve que loin d’être des chimères, ils étaient « plus vrais que vrais ».
Pas décidé néanmoins à lâcher la piste d’une explication physiologique, le Coma Science Group a avancé que les souvenirs d’EMI pourraient être alors « le souvenir réel d’un phénomène hallucinatoire » – ce qui, pour le Dr Jourdan, constitue une hypothèse biscornue. « Considérer les EMI comme une hallucination, c’est-à-dire comme une perception sans objet, c’est oublier que certains récits détaillent avec exactitude des événements survenus alors que la personne gravitait hors de son corps » souligne-t-il. Tel cet homme qui, pendant son coma, s’est retrouvé dans une grotte couverte de peintures rupestres. « Non seulement il voyait les peintures, mais il était les peintures, explique le médecin. Il était les gens qui les ont réalisées, il était leurs motivations. Au point que quand il en a discuté avec une spécialiste, elle l’a pris pour un confrère ! Dans ces situations, les gens semblent devenir l’information elle-même. »
Pas un état « altéré » de conscience
Le cerveau et les organes des sens n’ont rien à voir là-dedans : pour preuve, un homme complètement sourd « entendit » la conversation tenue à son chevet par ses médecins alors qu’il était dans le coma ; sa femme, présente ce jour-là, lui confirma la véracité des propos captés. Un jeune aveugle de naissance s’aperçut quant à lui au cours de son EMI qu’il pouvait traverser les étages jusqu’au toit de l’immeuble et, de là, contempler le paysage et les couleurs du ciel… Pour le Dr Jourdan, là est l’indice que les EMI, loin d’être dues à une altération neurologique, signent l’accès à une forme élargie de conscience.
Si de multiples études comparent les EMI à certains états plus ou moins pathologiques, le Dr Jourdan ne pense pas que ces similitudes suffisent à expliquer le phénomène. Certains stupéfiants provoquent des visions, et les paralysies du sommeil peuvent procurer l’impression de sortir de son corps, « mais dans une EMI, aucun détail incohérent ne vient jamais se surajouter », pointe-t-il. En provoquant une augmentation du taux de CO2 dans le sang, on peut également induire des états vaguement comparables à une EMI, « mais avec des hallucinations au contenu effrayant qui n’ont rien à voir avec une EMI », poursuit-il.
En perturbant diverses aires cérébrales, il est aussi possible de reproduire certaines de leurs caractéristiques – mais pas d’en recréer la totalité. Une stimulation de la jonction temporo-pariétale droite peut ainsi provoquer une impression de sortie du corps – mais sans perception objective d’autres éléments, contrairement aux EMI. Une stimulation de la même zone à gauche peut induire la sensation d’une présence. Une stimulation du cortex occipital peut provoquer une vision rétrécie ou des perceptions lumineuses. D’autres aires, encore, peuvent altérer la perception du temps. « Mais envisager un phénomène qui stimulerait toutes ces zones pour engendrer des hallucinations purement neurologiques n’aurait pas grand-chose à voir avec la réalité et la cohérence des EMI, estime le Dr Jourdan. Leur richesse n’est pas réductible à une juxtaposition de symptômes. »
Dernier point : la portée existentielle des EMI. « Le tunnel que les témoins évoquent n’est pas un rétrécissement du champ de vision mais le symbole d’un passage », souligne le médecin. La lumière qu’ils perçoivent, une force d’amour plus qu’une lueur. « Et tous reviennent bouleversés », porteurs d’un altruisme nouveau, insiste-t-il. Comme si les EMI ouvraient la porte d’une perception affranchie des limites du cerveau, du corps, voire de la petitesse de nos individualités…
Une dimension supplémentaire du réel ?
Pour comprendre cette distinction entre notre conscience ordinaire, parcellaire, et la « conscience universelle » qui se révèle à l’occasion d’une EMI, le Dr Jourdan introduit l’idée d’une dimension supplémentaire, située hors de l’espace-temps. A la façon d’un tableau que l’on regarderait de haut, au lieu d’être le nez collé à la toile, les EMI permettraient d’accéder à l’ensemble du film de la Vie — et non plus juste à la séquence limitée à notre personnage, son corps et ses pensées. L’EMI alors ne serait pas « une expérience ésotérique » mais un simple « changement de repère » ! se félicite le médecin.
La philosophie indienne postule depuis des millénaires qu’il existe une conscience primordiale, où tout est Un et dont tout est émerge. Au quotidien, cette conscience jouerait à prendre la forme d’individus, limités à un corps et un esprit. Le cerveau, dans cette perspective, jouerait le rôle d’un « filtre » limitant les potentialités de la conscience. Pendant une EMI, cette interface se mettrait en veilleuse, et la conscience retrouverait sa qualité non locale, absolue. Le Dr Jourdan a fait part de son hypothèse à des scientifiques reconnus, tels que la physicienne Lisa Randall ou le mathématicien et cosmologiste Bernard Carr. Ce dernier l’a invité à une conférence, afin qu’il y expose sa théorie. Celle-ci a également été publiée en 2014 dans le Journal of Cosmology et reprise dans l’ouvrage collectif Consciousness and the Universe dirigé par l’astrophysicien Sir Roger Penrose, prix Nobel de Physique en 2020.
Améliorer la formation et les outils
Un des enjeux, dès lors, est d’amener les professionnels à mieux accueillir les récits d’EMI. « Trop peu de témoins osent se confier par peur de l’incrédulité, voire de la psychiatrisation de leur vécu, remarque le Dr Jourdan. Les médecins et les psychologues sont peu renseignés et pétris de préjugés ; ils devraient pouvoir disposer d’une vision objective de l’expérience. »
En matière de recherche, le président de IANDS-France plaide pour une révision de l’échelle de Greyson : « Ce questionnaire en seize points a été créé par le professeur de psychiatrie Bruce Greyson en 1983 à partir des principales caractéristiques des récits d’EMI, afin d’évaluer leur contenu et leur intensité, explique le médecin, mais notre connaissance des EMI a progressé en quarante ans », de sorte qu’il serait temps de mettre l’outil à jour. Le Coma Science Group travaille sur une nouvelle version, mais son approche est purement quantitative, « alors que l’expérience, par sa complexité, appelle à une restitution ouverte et qualitative », estime le Dr Jourdan. Selon lui, il faudrait revoir certaines formulations « au plus proche de la réalité de l’expérience » et y intégrer des caractéristiques pour l’instant absentes de l’échelle, comme le sentiment d’amour, pourtant fondamental dans une EMI, son impact sur la vie et son souvenir.
Plus avant, l’idéal serait de créer des groupes d’études pluridisciplinaires, qui n’aborderaient pas les EMI uniquement sous l’angle médical, mais aussi du point de vue de la physique, des mathématiques, de l’anthropologie, de la philosophie et de la psychologie. « Comment l’information y est-elle obtenue ? Où est-elle stockée ? Et pourquoi induit-elle des changements existentiels si radicaux ? Ce serait un terrain de recherche passionnant », conclut le médecin.
A LIRE
Le grand secret, Dr Jean-Pierre Jourdan, éd. Michel Lafon, 2021 (parution le 14 octobre)
EN CHIFFRES
- Environ 4% de la population et 10 à 20% des victimes d’arrêt cardiaque auraient vécu une EMI.
- Selon une étude du Coma Science Group, 90% des témoins ont partagé un sentiment de paix et de bien-être durant leur EMI. Les ¾ ont eu la sensation d’être séparées de leur corps. 80% ont eu l’impression de baigner dans la lumière, 35% ont eu la vision d’un être transcendant ou d’un défunt. 20% ont reçu des informations sur le futur.
- Selon une étude de IANDS-France, 40% déclarent avoir perdu leur identité ordinaire au cours de l’EMI. Près de 30% se sont retrouvés « dans un éternel présent ».
- Plus de la moitié considèrent la lumière comme l’élément le plus important de leur EMI. Près d’un tiers l’estime « extrêmement importante ». La majorité la ressent « indissociable de l’amour », un tiers « chargée d’amour ».
- Plus de la moitié des personnes ayant vécu une EMI n’a raconté son histoire à personne durant l’année qui a suivi, puis laisse passer entre un et 30 ans avant d’aborder à nouveau le sujet.