[DE CE MONDE] Voyage, le chemin de l’éveil ?

Imaginez que du jour au lendemain, vous disparaissiez dans la nature. Adieu habitudes, repères, relations, engagements, responsabilités : vous partez. Pourquoi ? Pour où ? Cela ne concerne que vous. Puis un beau matin, vous revenez, et reprenez le cours de votre vie comme si votre initiative n’avait rien d’insolite. Utopique ? Chez les Aborigènes d’Australie, le walkabout est une tradition ancestrale.

« Il s’agit d’abord d’un parcours initiatique, explique Laurent Dousset, directeur du Centre de recherche et de documentation sur l’Océanie. Entre 16 et 24 ans, les jeunes garçons sont écartés pendant un temps de leur communauté, afin de se débrouiller par eux-mêmes. » Vivre dans le bush, chasser, pêcher, trouver de l’eau, aller de campements en campements… Et s’initier aux mystères de leur environnement. « Seuls les vieux les accompagnent, pour leur transmettre les mythologies liées aux différents lieux », poursuit l’anthropologue. Car dans la culture aborigène, chaque pierre, chaque arbre, chaque lac, chaque interaction avec le monde matériel revêt une dimension spirituelle, depuis le temps où « des êtres mythologiques ont créé la Terre, au gré de leurs pérégrinations. Les paysages sont les traces de leur passage ».

 

Plusieurs fois dans leur vie, les Aborigènes repartent en walkabout. Des mois durant, parfois des années, afin de poursuivre leur apprentissage en se rendant, le long des parcours ancestraux, sur des sites sacrés, et en y accomplissant certains rituels. « En chemin, ils rendent aussi visite à des parents », souligne Laurent Dousset. Car pour eux, la relation humaine aussi est sacrée, « chaque individu étant la réincarnation d’une figure mythologique ». Le walkabout honore donc ces connexions. Mieux : il est un outil « chamanique » d’ouverture aux messages et à la sagesse des esprits de la terre, de l’univers, des êtres créateurs, ainsi que de celui qui vit en chacun de nous.

La force de l’appel

Est-ce cette forme de rapport au monde que nous cherchons à retrouver quand nous décidons de partir sur les routes, de devenir un temps l’un de ces « clochards célestes » chers à Kerouac ? Profond, existentiel, le besoin continue de sourdre, comme le prouve le nombre croissant de gens tentés par une retraite spirituelle ou quelques mois autour du monde, ainsi que la fréquentation grandissante – au rythme de 10% par an – des chemins de Compostelle, qui n’ont jamais attiré autant de pèlerins.

« Souvent, on ne sait pas vraiment pourquoi on part », note Gaële de la Brosse, éditrice et journaliste spécialiste du voyage à pied. Certes, on peut se parer de motivations rationnelles, mais « on sent surtout qu’il faut qu’on le fasse, qu’on est prêt ». Comme un appel, une inexplicable nécessité, dont l’écrivain Jean-Christophe Rufin témoigne dans Immortelle randonnée, récit de ses semaines sur la route de Compostelle. Alors qu’il avait juste envie au départ d’une « longue marche solitaire », que Compostelle n’est pas la plus belle des grandes randonnées, avec ses parties monotones, « déprimantes », mal tracées, il a fini par céder à son attraction. « Le chemin est vivant, écrit-il. Chaque fois qu’il s’est agi de prendre une décision, je l’ai senti agir puissamment en moi et me convaincre, pour ne pas dire me vaincre. En partant pour Saint-Jacques, je ne cherchais rien et je l’ai trouvé. »

S’ouvrir à l’inconnu

Gaële de la Brosse se souvient très bien de cette fin d’après-midi où elle a atteint Fisterra, la « fin des terres », ce cap de Galice qui prolonge le chemin de Compostelle jusqu’à la mer. « Dans ce moment, en voyant le soleil se coucher sur l’océan pour renaître ailleurs, j’ai compris ce qu’était l’aboutissement d’un chemin : un nouveau départ. » Après deux mois et demi de marche, le ressenti n’a rien d’intellectuel. Dans cet « aboutissement de l’alchimie de l’être », le mental se tait, les interrogations se dissolvent, pour laisser place à la pureté de l’instant. « Autour de moi, tout s’unissait, poursuit Gaële de la Brosse : le soleil, l’eau, l’air, la roche… Comme un écho à la propre harmonie de mon corps, mon âme et mon esprit. »

Pour en arriver là, le chemin n’est pas de tout repos. Première étape : oser partir, s’émanciper des barrières qui peinent à autoriser ce temps « hors du temps ». « Tout est question d’état d’esprit, souligne Gaële de la Brosse. Partir, c’est faire la démarche de s’ouvrir, prendre le risque de sortir de sa zone de confort et devenir étranger, accepter que le chemin nous défasse et nous transforme. »

Une fois la décision prise, mieux vaut ne pas trop planifier ni se documenter. « Déambulez dans les rues, aventurez-vous dans les impasses, laissez-vous envahir par la liberté d’être à la recherche de quelque chose sans trop savoir quoi, mais en ayant la certitude que vous le trouverez et que cela changera votre vie », conseille l’écrivain Paulo Coelho, profondément marqué par son pèlerinage à Compostelle en 1986. « Cette pratique est intéressante parce qu’elle est un abandon volontaire aux mystères de la vie, à ses hasards, à ses rencontres, confirme un jeune ingénieur qui a passé un an sur les routes, puis trois mois en retraite de yoga et méditation. Nos vies sociales, dans leur rythme, leurs normes et leur récurrence, émoussent nos visions, nous rendent indisponibles à l’extraordinaire. S’extraire permet de retrouver une fraîcheur de perception. » 

Lâcher prise

Alors en avant : premières étapes, premiers étonnements. La diversité des hommes et des paysages, le changement d’ambiance, de repères, de rapport au temps, sont déjà l’indice d’un « autre possible ». Les sens et l’esprit en éveil, l’immensité devant soi, on avance, on observe, on s’imprègne. Mais au-delà des premiers enthousiasmes, de la joie un peu fanfaronne d’être parti pour des mois, la réalité du terrain se révèle différente de l’image qu’on s’en était faite. « Le Chemin est plein de contrastes et douche régulièrement les élans d’imagination », confirme Jean-Christophe Rufin. La vie devient plus prosaïque, les journées s’enchaînent avec leur lot de hauts et de bas, les conditions sont parfois éprouvantes, l’altérité déstabilise, on se surprend à juger, comparer…

C’est pourtant là que tout se joue. Quand on comprend que pour continuer d’avancer, il faut se dépouiller. « Matériellement, d’abord, en renvoyant par la Poste tout ce qui surcharge le sac à dos », sourit Gaële de la Brosse – une expérience partagée par bien des voyageurs ! Symboliquement, ensuite, en reconsidérant tout ce qu’on pensait être ou savoir. « Je comprenais combien il était utile de tout perdre, pour retrouver l’essentiel », écrit Jean-Christophe Rufin.

Le secret du chemin puise alors dans la capacité à dépasser ses peurs, se défaire de son identité présumée, plonger en soi pour y trouver d’autres ressources. « Un jour, pendant le deuxième mois de ma retraite de yoga, j’ai failli tout plaquer, raconte le jeune ingénieur. Mon genou me faisait horriblement souffrir, j’en avais ras-le-bol. Le professeur, d’ordinaire très froid, est venu me dire un mot gentil. Mon esprit s’est apaisé, j’ai compris à quel point toutes les pensées et émotions, bonnes ou mauvaises, sont passagères. Alors j’ai passé un peu d’eau sur mon corps endolori et je suis resté. » Un pas de plus vers l’émergence d’une conscience, détachée des cogitations ordinaires.

« Le chemin est une métaphore de la vie, complète Gaële de la Roche. En cours de route, on avance pas à pas, les étapes s’enchaînent, les bons moments compensent les difficiles. Dans l’instant, on ne s’en aperçoit pas, mais tous ont leur raison d’être, tous tendent vers un sens et une cohérence»

La voie de l’immobilité

Le temps, ensuite, installe autre chose. L’esprit calme et disponible, le corps et les sens aiguisés par l’effort et le grand air, irrigués par une énergie et une fluidité d’être que les aléas et les intempéries n’ébranlent plus, certains gestes deviennent des rituels, le bonheur se niche dans l’infime : faire une halte, dénouer ses chaussures, prendre un thé, se blottir près du feu, partager un repas, croiser un regard, contempler les étoiles… Jusqu’à ce qu’éclosent ces moments de grâce où tout se cristallise, d’autant plus saisissants qu’ils sont inattendus ou étrangement opportuns : un paysage sublime, une rencontre lumineuse, un paysan qui indique le chemin ou offre l’hospitalité, quand on est perdu ou affamé… « Pendant le tournage, la providence était à nos côtés, raconte le réalisateur du film The Way, consacré au pèlerinage de Saint-Jacques. Depuis, je ne crois plus aux coïncidences, mais aux miracles qui sont arrivés régulièrement, et nous ont permis de tourner dans d’aussi bonnes conditions ! »

L’alchimiste Patrick Burensteinas connaît bien ces chemins : « Compostelle, Compost- Stella, les étoiles à l’intérieur du sol… A un moment, nos pas croisent un lieu extraordinaire, qui nous plonge dans l’intensité de l’instant présent. » Le temps se fige, on se retrouve subitement « immobile, silencieux, aligné », dans un état suspendu de plénitude, en osmose avec soi et tout le reste. « Parfois, on sent aussi l’énergie de ceux qui ont suivi le chemin avant nous, l’ont imprégné de leur quête, de la force de ce qu’ils y ont vécu, note Gaële de la Brosse. A l’arrivée, quand on pose sa paume sur la statue du saint, à l’endroit où des milliers d’autres l’ont érodée, surgit une impression, ineffable, de connexion. »

Le voyageur est alors « prêt à voir surgir quelque chose de plus grand que lui, de plus grand que tout, en vérité », confesse Jean-Christophe Rufin. C’est le moment, « sinon d’apercevoir Dieu, de sentir son souffle », et de ressentir intimement « l’Unité, l’Essence, l’Origine ».

Enchanter le quotidien

Bien évidemment, le retour est déstabilisant. Retrouver les siens, même avec bonheur, n’est pas toujours aisé : « Pendant ces premiers moments de retrouvailles avec quelqu’un qui est accoutumé à votre être d’avant, vous mesurez avec acuité les changements que le pèlerinage a opérés en vous », écrit Jean-Christophe Rufin. Posé là, dans un décor aussi familier qu’étranger, on se sent d’abord à part, décalé. Reprendre le volant de son traintrain paraît impossible. Pourtant, ça revient vite… Mais telle est la nouvelle étape du chemin : ne pas faire du voyage une fuite ou une parenthèse enchantée, mais trouver le moyen « d’en incarner l’esprit et la substance dans les petites choses du quotidien », confirme Gaële de la Brosse.

« Pendant des mois, je me suis fondue dans le monde, témoigne Claire, qui a passé un an autour du globe. A mon retour, de rencontres et heureux hasards, ma vie s’est dessinée naturellement, avec une grande justesse. Est-ce une clarté d’intention ? Suis-je guidée, accompagnée ? Je n’en sais rien, mais cette magie, je la dois à la route, aux perceptions qu’elle a engendrées, à la confiance qu’elle m’a donnée. Depuis, il suffit que je me mette en mouvement pour que le moment s’épaississe, ma conscience s’élargisse. »