[DE CE MONDE] Yoga Nidra, l’éveil par le sommeil
S’allonger sur le dos, les yeux clos, une couverture sur soi, les jambes légèrement écartées et les bras confortablement étendus le long du corps. “Veillez à prendre conscience de votre environnement, de l’endroit où vous vous trouvez et du moment de la journée, indique la voix calme et posée de l’enseignant. Sentez votre corps allongé sur le matelas. Comment votre corps touche le matelas. Sentez le poids du corps contre le matelas. Le plan de contact entre le corps et le matelas. Puis dirigez votre attention vers les lèvres. Le plan de contact entre les lèvres…”
Pendant 20 à 45 minutes, les instructions s’enchaînent : porter l’attention sur les paupières, le dos, les bras, les jambes, les orteils. Côté droit. Côté gauche. Puis la respiration. Ensuite, l’instructeur invite à contacter des sensations : l’immobilité, le mouvement; le froid, le chaud. Suivent des visualisations : un lieu qui nous ressource ; une activité qui nous plait ; une plage au soleil levant ; un paysage d’été à midi; une forêt en fin de journée. Au fur et à mesure, la pratique nous amène quelque part : d’abord le corps puis le souffle, la sphère des émotions puis celle des symboles… “Om Tat Sat”, la séance est terminée. “Vous allez sortir du Yoga Nidra tout éveillé, plein d’énergie, prêt à aller au devant de votre journée.”
UN OUTIL ACCESSIBLE
À l’École de Yoga et Méditation Paris, la pratique de Yoga Nidra est systématiquement proposée – une fois les exercices corporels et de respiration terminés, et avant la méditation finale. “L’énergie donnée par la partie physique du cours optimise l’expérience de Yoga Nidra, explique le fondateur de l’école, Christian Möllenhoff. Et la détente que Yoga Nidra procure rend la méditation plus paisible et plus profonde.”
Début des années soixante : Swami Satyananda, fondateur d’une école de yoga et de méditation située dans l’État du Bihar, en Inde, modélise une méthode de relaxation en s’inspirant de pratiques tantriques ancestrales, “tout en les modifiant pour correspondre aux attentes des pratiquants modernes”, précise Christian Möllenhoff. Car la relaxation “n’est pas un concept de la tradition yogi, estime l’enseignant; il est apparu avec la psychologie occidentale.” Face au stress de ses élèves occidentaux et à leur déconnexion d’avec leur corps et leur esprit, Swami Satyananda aurait eu à cœur de concevoir un outil d’accès “rapide” – ou du moins facilité – aux espaces plus profonds de l’être.
Professeur de yoga et formateur en Yoga Nidra, Yves Plaquet confirme : “Swami Satyananda a imaginé un protocole accessible et clé en main qui, si on le respecte, induit quasi-systématiquement un état de relaxation profonde.” Lui-même l’a vécu : “J’avais une vingtaine d’années, j’avais arrêté l’école très tôt et je ne savais pas quoi faire de mes dix doigts, raconte-t-il. Un peu par hasard, je me suis retrouvé dans un cours de yoga.” Avant de faire Yoga Nidra, on lui demande de choisir un Sankalpa, c’est-à-dire une intention à répéter en début et en fin de pratique. Cela le fait rire : “Comme si ça allait changer quoi que ce soit !” Mais une formulation s’impose à lui : “J’entreprends avec courage et assiduité.” Au fil des séances, il est obligé de le reconnaître : le pratiquant débutant qu’il était se met en mouvement. “Qu’une intention posée avant un exercice puisse avoir un tel effet dans la matière peut sembler fou, admet-il. Mais le déclic s’est fait très rapidement. Trente ans plus tard, cette énergie m’accompagne toujours. Ce premier Sankalpa a vraiment changé ma vie. Il a été le point de départ de beaucoup de choses.”
Nous sommes tous le jeu de blocages intérieurs, de croyances, de systèmes. Yoga Nidra, observe Yves Plaquet, permet de descendre en dessous de ces “activations”, en état de “témoin, d’observateur”. D’état de relaxation en état de relaxation, sa pratique ouvre le chemin : le corps et le mental se relâchent, les mécanismes se démontent. Avec douceur, authenticité, observation et persévérance, on avance. “La conscience se révèle et la vie devient délicieuse ! sourit l’enseignant. On finit par se dire qu’on peut vivre dans cet espace-là – ou du moin qu’on peut y revenir rapidement. Yoga Nidra y donne accès, mais il n’est pas extérieur à nous. Plus on pratique, plus il est présent naturellement.”
LA VOIE DU SOMMEIL
En sanskrit, Nidra signifie “sommeil” – et Yoga “unification”. Yoga Nidra, une voie d’accès à l’Unité par le sommeil ? Si la méthode telle qu’elle est connue aujourd’hui est récente, le terme Yoganidrā est ancien : il apparaît dans des textes traditionnels, tels que le Mahābhārata et les Puranas. “Et au départ, il ne décrit pas une technique, mais une Déesse, un état de paix au-delà des mots”, pointe Pierre Bonnasse, fondateur d’une école de yoga à Rishikesh, en Inde, et spécialiste des philosophies indiennes. “Dans le Kalika Purana, poursuit-il, le mythe de la Création est raconté au nom d’une Déesse auxquels les dieux s’en remettent, car elle est l’absolu, clairement identifiée comme Yoganidrā. »
Yoga Nidra désignerait donc à la fois le moyen et le but : une façon de cheminer vers ce “repos absolu” où tout ce qui construit d’ordinaire nos individualités – nos pensées, nos émotions, nos univers extérieurs et intérieurs – se résorbe dans une forme de sommeil éternel… Que certains appellent Éveil. “Yoga Nidra est un outil de révélation”, appuie Pierre Bonnasse. Dans une immobilité prolongée, l’attention fixée sur les instructions, le pratiquant se relâche suffisamment pour cesser un moment de s’identifier au “fatras” de son psychisme et contacter des espaces “bien plus vastes, bien plus énergisants, plus proches de la Source”.
Pas facile au départ toutefois de ne pas piquer du nez durant la pratique ! Pas de panique : l’oscillation entre veille et sommeil fait partie du chemin. “Certaines personnes ont un système nerveux sympathique si actif ou un tel besoin de repos qu’une fois la relaxation enclenchée, ils s’endorment”, convient Christian Möllenhoff. L’enjeu, au fur et à mesure, est d’explorer cet état entre éveil et sommeil qu’on nomme “hypnagogique” – voire, souligne l’enseignant, “de rester éveillé dans des états durant lesquels normalement, on est non conscient”.
Pour Pierre Bonnasse, là commence vraiment Yoga Nidra : “quand on prend conscience du sommeil profond en état de veille”. Dans l’approche indienne, détaille-t-il, “le sommeil profond n’est pas une inconscience : c’est une conscience pure, débarrassée des attributs de l’égo. On le sent bien : même si on n’en a aucun souvenir, on sait tous que le sommeil profond est une plénitude. Au quotidien, aucun de nos soucis ne nous suit dans le sommeil profond ! Cette félicité, ce n’est pas l’égo qui en a conscience, puisqu’il est dissous, mais le Soi véritable. Le témoin absolu, qui est Présence à cette absence. »
Le sage indien Ramana Maharshi disait : “Prenez conscience du sommeil profond en état de veille, et vous serez libre.” Yoga Nidra, dès lors, a pour finalité d’apprendre à observer “toutes les sensations corporelles, pensées et émotions”, non pas juste pour “mieux les gérer”, souligne Pierre Bonnasse, mais afin de parvenir à reconnaître “ce qui apparaît et disparaît constamment”, et s’ouvrir à cet espace de conscience qui, “derrière le monde apparent des phénomènes, Est en permanence et ne change jamais”.
DES ÉTAPES CODIFIÉES
Le point de départ de la pratique, c’est la sensation. Une fois les participants allongés et leur Sankalpa posé, l’attention est portée successivement sur les différentes parties du corps. ”Cette rotation de conscience apporte une relaxation physique mais aussi cérébrale, indique Yves Plaquet. Se concentrer sur le corps pendant sept ou huit minutes, pour un mental qui a l’habitude de penser tous azimuts, c’est un choc ! Toutes les parties du corps sont représentées dans le cerveau. En les passant en revue, le pratiquant opère un massage nerveux et énergétique à même de l’amener à se détendre. »
L’attention, ensuite, est dirigée vers plus subtil, plus intérieur. D’abord la respiration, puis des émotions : une sensation de lourdeur puis de légèreté ; de froid puis de chaud. Le souvenir d’un moment de détente puis d’activité ; d’une tristesse puis d’une joie… “Ces paires d’opposés amènent petit à petit à se rendre compte qu’au quotidien, on s’interdit souvent de sentir, on se ferme à plein d’endroits, explique Yves Plaquet. La pratique de Yoga Nidra donne l’information qu’on peut s’autoriser, que des mémoires peuvent ressurgir sans danger. Doucement, cela fait glisser vers une relaxation mentale”, qui libère l’énergie “coincée dans le subconscient”.
La pratique, ensuite, glisse vers la visualisation de situations ou d’images à portée symbolique ou archétypale – tels que les cinq éléments, les chakras ou des divinités. “Inutile de chercher à les comprendre, pointe Yves Plaquet, car leur vocation est d’amener vers des espaces peu accessibles par le mental.” Jusqu’à la conclusion, souvent tournée vers l’évocation de notre nature véritable – via la question “Qui suis-je”, par exemple. “Au fond, Yoga Nidra remonte le cours de la Création, du plus grossier au plus subtil, jusqu’à la Source, commente Pierre Bonnasse. La perception attentive du corps physique conduit à la prise de conscience du corps énergétique, qui elle-même éveille au corps de la pensée et des émotions, pour arriver à ce qui est appelé dans la philosophie indienne le corps causal, c’est-à-dire cette Conscience impersonnelle où l’individu se résorbe dans un profond sommeil.”
DES VERTUS THÉRAPEUTIQUES
Pour en arriver là, encore faut-il parvenir à lâcher les tensions physiques et émotionnelles, la suractivité, les modes de fonctionnement… “Le stress de nos sociétés modernes excite le système nerveux sympathique et inhibe les fonctions naturelles de guérison du corps, convient Christian Möllenhoff. Yoga Nidra réactive le système nerveux parasympathique. Le rythme cardiaque ralentit et la pression sanguine diminue. Les organes sont mieux irrigués, les hormones du stress chutent. Le corps peut diriger ses ressources vers la régénération plutôt que vers l’agitation.”
D’où l’un des premiers effets de Yoga Nidra : retrouver un sommeil de qualité – et avec lui, des espaces de détente profonde et d’énergie. “Plus reposé, le mental réénergisé, on se laisse moins envahir par un souci ou une pathologie, remarque Yves Plaquet. Souvent, le mental se raconte tout un tas d’histoires à propos d’une situation ou d’une douleur. Plus on va pratiquer Yoga Nidra, plus on va se rendre compte que ces scénarios sont auto-créés, et que l’on peut agir dessus.”
Si Yoga Nidra pacifie le mental, il aide donc aussi à prendre conscience de ses automatismes. “Il arrive que des gens, au cours de la pratique, voient surgir une pensée, une émotion ou un souvenir, et réalisent comment ça se trame, comment ça va se développer ou non selon ce que l’on va en faire, témoigne Yves Plaquet. Cela leur permet de prendre la main sur quelque chose qui était jusqu’alors un peu sauvage. Ils y gagnent en liberté.”
Sans toutefois perdre de vue, insiste Pierre Bonnasse, que Yoga Nidra n’est pas un simple outil de mieux-être, mais une invitation – à force d’assiduité – à ouvrir cet espace de Conscience qui se situe “en amont” de la personne, de ses pensées, de ses émotions et de ses mécanismes. “Cette dissolution de l’individu dans la lumière de la Source n’empêche pas de penser ou de ressentir, bien au contraire ! conclut l’expert. Cela permet de penser avec plus de discernement, et d’avoir la présence d’accueillir et de goûter les expériences pour ce qu’elles sont : une apparition momentanée, un jeu de la vie, une célébration.”
Article paru dans Inexploré Magazine, automne 2022
[AU-DELÀ DU MENTAL]
Clairvoyante depuis l’enfance, la thérapeute Laurence Sanchez est aussi, de son propre aveu, “très mentale”, très analytique. “Par le fait de fixer mon attention sur la voix de l’enseignant, puis de suivre des instructions qui mènent à une relaxation profonde, Yoga Nidra fait taire ces cogitations, se félicite-t-elle. Avec Yoga Nidra, je peux me laisser porter, me déposer dans la voix et dans la vibration de celui qui guide. C’est très apaisant, et cela laisse beaucoup d’espace à ce qui est là pour moi, en moi et au-delà, sans passer par l’appréciation du mental. J’y ai beaucoup gagné en profondeur.” Ce que Laurence Sanchez apprécie aussi, c’est l’approche “incarnée” de Yoga Nidra : “Souvent, on estime qu’être spirituel, c’est être en haut, constate-t-elle. Grâce à cette pratique, j’ai compris que l’esprit n’était pas séparé de la matière. Moi qui ai toujours eu tendance à m’envoler, j’ai découvert que je pouvais m’élargir en m’enracinant dans ce corps, dans ce monde.”
[DES RÉSULTATS SCIENTIFIQUES]
Fondé en 1972 au sud de la Suède par Swami Janakananda, un élève de Swami Satyananda, le centre de retraite de Haa collabore régulièrement à des recherches sur les effets du yoga et de la méditation. Sept de ses enseignants ont participé à une étude danoise sur Yoga Nidra. Alors qu’un électroencéphalogramme mesurait leur activité cérébrale, des images de leur cerveau étaient réalisées sous scanner, au gré d’une séance de Yoga Nidra de 45 minutes. Premier constat : durant toute la pratique, les sujets sont restés dans un état de conscience différent de celui du sommeil, de la somnolence ou de la détente allongée. Leurs ondes cérébrales indiquent une relaxation stable et profonde, alliée à une conscience active et attentive. Cette expérience montre l’existence au sein de nos êtres d’un pouvoir de concentration dénué d’effort : on peut être à la fois totalement détendu et totalement à l’écoute. Cette présence attentive s’installe d’elle-même, dès lors qu’on utilise une méthode appropriée pour lever les obstacles. Plus en détail, l’étude montre que les étapes “concrètes” de Yoga Nidra (telle que l’expérience du corps) sollicitent les centres visuels et tactiles du cerveau, alors que les étapes plus “abstraites” (comme le souvenir d’une émotion) activent le centre du langage. Pour les scientifiques, cela prouve l’existence d’une réalité sensorielle intérieure, indépendante de l’extérieur et des organes des sens.