[DE CE MONDE] Black to the Future
La scène se passe dans une ferme du Gâtinais. Vous connaissez le Gâtinais ? Une terre revêche, à une heure et demie de Paris. De la brume, du silence, des champs de betteraves à perte de vue. Piste d’atterrissage parfaite pour extra-terrestres ! La ferme appartient à un jazzman américain. Dans son antre sédimentent des centaines de vinyles, trésors oubliés d’époques révolues. Moi, le jazz, je n’y connais rien… mais mon œil est attiré par une drôle de pochette. On y voit un homme noir, souriant, entouré d’un halo bleu constellé d’une nuit d’étoiles. Son nom, Sun Ra. Le titre de l’album, Astro Black.
L’artiste pose, le regard habité, sapé comme un sage africain relooké par les Martiens. Je me saisis d’autres disques. The space is the place, dit l’un d’eux. Les yeux vers le ciel, Sun Ra y arbore une cape sang et or, ainsi qu’une coiffe pharaonique. Vite, une platine : à quoi ressemble sa musique ? « C’est du free jazz », m’explique-t-on, une exploration avant-gardiste du jazz. Pianiste et compositeur, Sun Ra a enregistré plus de deux cents albums entre la fin des années 1950 et le début des années 1990, essentiellement sous son propre label, Saturn. Persuadé que le progrès technologique (et les extra-terrestres) sortiraient l’homme noir de sa condition, l’artiste a laissé une œuvre mystique, mais aussi politique. Par sa musique, et la représentation qu’il façonna de lui-même, il incarne une manière originale d’être noir, émancipée de l’image édifiée par la majorité blanche, et l’imprime dans une perspective d’avenir.
Ce mouvement artistique a un nom : afro-futurisme. « Il a été théorisé dans la deuxième moitié du XXe siècle, d’abord pour la littérature », explique Fania Noël, membre active de l’association Black History Month. L’idée, au départ, était de proposer une réécriture de l’expérience, de l’imaginaire et des identités noires, en les projetant vers un au-delà. « Le futur est une zone d’investissement privilégiée pour revisiter les codes à l’infini. » L’histoire a imposé un contexte défavorable aux peuples noirs – la Traite, la colonisation… Leur présent s’en trouve encore contraint. L’afro-futurisme est un moyen de dépasser ces constructions narratives. « Les arts africains ont souvent été présentés comme coincés dans un passé, rappelle Fania Noël. On imagine que “société traditionnelle” équivaut à “société qui ne bouge pas”. L’afro-futurisme vient bousculer ce préjugé d’immuabilité. Les cultures noires peuvent, comme les autres, défier l’idée d’avenir. Le progressisme n’est pas qu’occidental ! »
En 1979, l’Afro-californienne Octavia E. Butler, férue depuis l’enfance de science-fiction, publie Kindred, le récit d’une jeune Noire voyageant dans le temps et renouant ainsi avec ses ancêtres esclaves. Le livre est un succès. Sous couvert d’aventure extraordinaire, il explore les questions de race, de classe, de genre, d’oppression et de résistance, mais aussi de lendemains qui chantent. Trente-cinq ans plus tard, son empreinte se retrouve dans Octavia’s Brood, un recueil alliant science-fiction et justice sociale, initié par les artistes américaines Walidah Imarisha et Adrienne Maree Brown. Souhaitant mettre l’imagination au service du changement, elles ont réuni vingt activistes autour de l’écriture de nouvelles fantastiques, « mais ancrées dans la vraie vie, les inégalités, la volonté de comprendre le monde autour de nous, avec le désir d’injecter une dose d’innovation dans nos pratiques politiques et de dessiner des futurs possibles, ainsi que de nouvelles façons d’interagir les uns avec les autres ».
Le recueil n’est disponible pour l’instant qu’en anglais. Comment plonger plus directement dans l’expérience afro-futuriste ? « Prenez George Clinton », propose Fania Noël. George, pas Bill ! Flashback : années 1970, le coiffeur excentrique et ses acolytes des groupes Funkadelic et Parliament font groover l’Amérique. Leur look annonce la couleur : lunettes étoilées, plumes chamarrées, dreadlocks multicolores, tenues scintillantes… « Sous leur apparence loufoque, ils offraient une vision complètement revisitée de la masculinité noire et de ce qu’était un dub master jamaïcain », analyse Fania Noël. Leurs tournées sont des événements : d’énormes vaisseaux spatiaux atterrissent sur scène. Dans les années 1980, leur succès décline, mais leur influence demeure. La scène rap s’empare de leurs samples. Snoop Dogg, Dr Dre… « Aujourd’hui, les codes afro-futuristes se retrouvent par exemple beaucoup dans les clips de la chanteuse américaine Janelle Monae, indique Fania Noël. L’identité visuelle y est très forte, l’expérience noire centrale, mais décalée dans un contexte mêlant monde cosmonautique, vêtements en wax et clins d’œil à l’Egypte antique. »
Mais attention : il ne suffit pas de mettre en scène un super-héros noir dans un contexte fantastique pour être dans l’afro-futurisme. Souvenons-nous de Will Smith dans Je suis une légende. Dans ce blockbuster made in USA sorti en 2007, l’ex Prince de Bel-Air est Robert Neville, un scientifique de renom, mystérieusement immunisé contre le virus qui ravagea le reste de la population. Dans l’espoir de sauver l’humanité, le brave docteur tente de venir à bout du virus. « Certes, le héros est noir, mais la performance d’héroïsme qu’il déploie, c’est pour sauver le monde occidental établi, observe Fania Noël. Il ne suffit pas de rendre visibles des personnages de couleur, il faut les intégrer avec leur histoire, leur mémoire, leurs enjeux géopolitiques. Cela doit soulever une problématique. »
Rendez-vous avec Stef Yamb au Comptoir Général, un bar du dixième arrondissement de Paris. Passionné de graphisme, le métis franco-sénégalais fut l’un des fondateurs, dans les années 1990, de l’association Pulsar, dont l’objectif était de décloisonner l’art en l’amenant dans les quartiers populaires, afin de diffuser, dit-il, « son pouvoir révolutionnaire ». Depuis quelques années, via les réseaux sociaux et l’organisation d’expositions, Stef Yamb participe à la promotion de l’afro-futurisme en France. « Cet art ne me définit pas, mais il n’arrête pas de me traverser, préambule-t-il. L’afro-futurisme ne doit pas se départir de sa dimension d’interrogation de la condition noire et de tout ce qui a pu être écrit sur le sujet, tant en Occident que dans l’Afrique postcoloniale. Il doit rester une projection sur l’avenir, qui sonde les archives et questionne la société. Pour moi, il est le plus grand espace où l’art et la revendication politique se retrouvent. »
Stef Yamb sort son téléphone. Dans la mémoire de celui-ci, des dizaines d’images percutent le regard. Il y a cette photo : une rue sous un soleil de plomb, une flic noire en uniforme, des palissades en tôle ondulée. Face à la policière, une autre femme. Immense. Sculpturale. Vêtue d’une robe courte et d’une coiffe en aluminium, sorte de Grace Jones en plus spatiale. Impératrice venue direct d’une autre planète. L’image frappe par ce qu’elle transmet, sans un mot, sur le contexte et sur l’identité. « La force du visuel est de ne pas mentaliser, commente Stef Yamb. Il offre une compréhension immédiate, intuitive. En décalant les regards, il crée la réaction. » Il y a cette autre photo. Un enfant d’une tribu africaine, en tenue traditionnelle, comme en regorgent les « beaux livres » sur les ethnies. Au milieu de son front… un troisième œil, symbole d’une sagesse et d’une compréhension du monde supérieures.
« Beaucoup d’images d’archives sont retravaillées dans une esthétique futuriste », souligne Stef Yamb. Les arts urbains et digitaux s’en sont aussi emparés. Graphisme, stylisme, Djing… L’afro-futurisme serait-il donc partout ? « C’est un mouvement inclusif, capable d’agréger de nombreuses formes d’expression », poursuit-il. Des artistes s’en revendiquent, d’autres y sont sans le savoir. Avec le risque qu’il ne devienne qu’une étiquette, un formatage de plus, récupéré par le système ? C’est une possibilité, admettent les spécialistes. Alors, plutôt que de le théoriser, mieux vaut peut-être en saisir l’énergie. « En musique, par exemple, le mélange de rythmiques africaines, de design sonore et de beats hip hop, à l’instar de ce que propose l’Américaine Moor Mother Goddess, parle directement à notre cœur, à notre conscience, conclut-il. La force du son draine l’élan vital ; elle crée une résonance. »
Cité par les Inrockuptibles, le producteur sud-africain Nozinja semble devenu le pape du Shangaan, une « musique tribale épileptique et futuriste » – dixit le journal, qui mentionne également le Sénégalais Ibaaku et sa musique « afro-psychédélique vertigineuse, marquée par l’expérience noire ». C’est-à-dire ? Un coup d’œil à son clip Alien Cartoon permet de mieux comprendre. Dans un décor très sobre, fond noir, terre battue, astres de passage, la danse est africaine, mais le reste est sidéral, inspiré, d’une modernité folle. Les rythmes sont prenants, les images élégantes, le tout jubilatoire, élévatoire.
Car là est aussi la force de l’afro-futurisme. En explorant une frustration, en développant une réflexion sur les codes et les appartenances, en inventant une esthétique onirique, il a le pouvoir d’émouvoir et de fédérer, au-delà d’une communauté. « Si une jeune Française d’origine caribéenne – comme moi – peut être touchée par un tableau du Caravage, à cent mille lieues d’elle en termes de temps, d’espace et de contexte, il n’y a pas de raison qu’un Blanc ne soit pas touché par une œuvre afro-futuriste, sourit Fania Noël. En France, il n’est pas de bon ton de voir les couleurs. Personne ne devrait donc avoir de problème à se projeter dans un avenir proposé par un artiste noir ! Être universel, ce n’est pas évacuer les minorités. » Mais aller chercher plus loin, plus profond, dans le ressenti et dans l’imagination…
« En Afrique comme ailleurs, nous sommes tous confrontés aux mêmes enjeux : l’injustice, la fracture sociale, la crise climatique, la pollution, la raréfaction des ressources, la décadence d’un système, ponctue Fania Noël. C’est quoi le monde d’après ? » La créativité peut, à la fois, nous permettre de nous évader et d’inventer la suite. « C’est un aller-retour, un mouvement permanent », confirme Stef Yamb. C’est aussi l’expérience d’une identité complexe. Que nous en soyons conscients ou non, nous sommes tous plus vastes que nous l’imaginons. Face au désastre qui pointe, il est urgent d’y croire. Retrouvons la magie, rêvons dès à présent, inscrivons nos rêves dans la matière, mettons-les en mots, en son, en mouvement, en couleur… Qui sait, une part subtile du monde finira peut-être par se caler sur notre vibe ?
Paru dans la revue “D’ailleurs et D’ici”, éd. Philippe Rey.