[ENTRETIEN] Bertrand Piccard
Auteur des premiers tours du monde en ballon sans escale et en avion solaire sans carburant, le psychiatre Bertrand Piccard allie une vision spirituelle de la vie à la nécessité de penser pragmatiquement notre action dans le monde. À l’heure où nos choix pèsent sur l’avenir de la planète, rencontre avec un explorateur qui ne perd pas le nord.
Certains le disent « hypnotique ». Impressionnant, tout du moins, tant par les exploits qu’il accomplit que par les actions dont il les fait suivre, convaincu que sa notoriété doit être mise au service d’un changement de société. 1999 : Bertrand Piccard réalise le premier tour du monde en ballon. Six ans plus tard, il boucle le premier tour du monde en avion solaire sans carburant. De l’un, est née l’organisation humanitaire Winds of Hope, qui lutte contre les souffrances négligées des enfants. De l’autre a éclos la Fondation Solar Impulse, qui a identifié plus de mille solutions technologiques à même de protéger l’environnement tout en étant économiquement rentables.
L’explorateur à de qui tenir : Auguste, son grand-père, était l’inventeur du bathyscaphe et de la cabine pressurisée – il aurait inspiré à Hergé le personnage du Professeur Tournesol. Grand défenseur de l’environnement, le physicien militait dès les années 1940 pour la préservation des ressources naturelles et l’utilisation d’énergies renouvelables. Jacques, son père, a exploré la fosse des Mariannes en bathyscaphe. Inquiet de la dégradation des fonds marins, l’océanographe s’est attaché à sensibiliser le grand public à la beauté et à la fragilité du monde aquatique. Dans leur lignée, Bertrand Piccard œuvre à promouvoir ce qui, concrètement, peut sortir le monde de la catastrophe, en tâchant de trouver une voie entre pragmatisme cynique et idéalisme inefficient. Car Bertrand Piccard connaît bien l’âme humaine : psychiatre de formation, hypnothérapeute, il en maîtrise les freins, tout autant que les leviers.
Vous baignez depuis l’enfance dans l’écologie et la technologie. Pourquoi vous être d’abord tourné vers la psychiatrie ?
Parce que j’ai aussi une mère ! On fait souvent référence à ma lignée paternelle, mais on oublie que ma mère, Marie-Claude, était à l’avant-garde du développement spirituel. Elle faisait partie d’un groupe de recherche, de méditation et de réflexion qui s’intéressait aux philosophies orientales et occidentales. Elle m’en parlait beaucoup. Le soir, lorsque je me promenais avec elle en forêt ou en montagne, je lui posais des tas de questions sur la vie, la mort, le divin, l’âme, l’évolution humaine. Souvent, elle me répondait. Et quand elle ne savait pas, elle me disait qu’il fallait continuer à chercher. La notion de moment présent, notamment, revenait souvent dans ses propos, mais ce n’est qu’à l’adolescence, quand je me suis mis à l’aile delta, que j’ai compris de façon très pratique de quoi il s’agissait.
Que s’est-il passé ?
Avant de me mettre à ce sport, j’avais le vertige, au point de ne pas arriver à monter dans un arbre ! Je me suis dit que l’aile delta était un moyen de me soigner. Et j’ai réalisé que pour guérir, il fallait simplement que j’arrête de me projeter dans le futur pour juste vivre l’instant présent, respirer, habiter mon corps, me sentir exister. Ce fut une révélation. Tout à coup, à travers l’aile delta, qui est un sport risqué, il fallait que je sois en relation avec moi-même et avec mon environnement, afin de mobiliser toute ma lucidité et toutes mes ressources dans l’instant, faire ce qui était juste et éviter les accidents. Dans ces moments, je me suis rendu compte que je pouvais être extrêmement performant. Il n’y avait plus de peur ; juste cette conscience, cette attention qui m’autorisait à faire des choses que je n’arrivais pas à faire dans la vie de tous les jours. Cette qualité de présence m’a amené à être champion d’Europe de vol acrobatique en aile delta.
Est-ce cette découverte qui vous a incité à devenir psychiatre ?
J’avais envie de comprendre le comportement des gens, ce qui les rend créatifs ou rigides, courageux ou craintifs, épanouis ou déprimés, ainsi que ce qui les pousse à la réussite ou au contraire les maintient dans l’échec. En somme, je voulais explorer cette chose complexe qu’est la nature humaine. Ce que je vivais en aile delta m’a fait me demander si l’état de conscience que je touchais du doigt en vol était applicable en thérapie. C’est ce qui m’a amené à me spécialiser dans la pratique de l’hypnose. J’ai compris que les gens étaient déprimés parce qu’ils étaient connectés au passé, et angoissés parce qu’ils se projetaient dans le futur, mais que finalement, ils étaient rarement en relation avec eux-mêmes, avec leur potentiel, leur talent, leurs compétences, leur conscience de l’instant. En devenant hypnothérapeute, j’ai fait le lien entre les moments de présence que je vivais en vol et la façon dont je pouvais aider mes patients. L’hypnose permet de visualiser un futur différent, plus harmonieux tout en restant accessible, en s’appuyant sur la personnalité de la personne telle qu’elle est, sans rien ignorer de ses faiblesses.
Pensez-vous que l’esprit pionnier dont vous faites preuve et dont ont fait preuve vos parents soit inné, ou qu’il puisse être cultivé ?
Quand nous pensons que quelque chose est impossible, nous actionnons un filtre psychique qui ne laisse passer que ce qui renforce nos a priori. L’esprit pionnier consiste à remettre systématiquement en question ses certitudes, pour réfléchir en dehors de tout cadre de référence. Personnellement, j’ai toujours ressenti le besoin de me mettre au service de plus grand que moi. Les modèles de mon enfance étaient explorateurs, astronautes… Ces gens entraient dans l’inconnu parce qu’ils avaient compris que les doutes et les points d’interrogation stimulent la performance. Ils allaient là où personne n’avait été avant eux, et je trouvais cela extraordinaire. Quand, étudiant en médecine, je me suis tourné vers l’hypnose, on m’a dit que c’était du charlatanisme. C’est ça, cause toujours ! Le charlatanisme, c’était l’obsession du milieu médical à ne s’en tenir qu’à ce qui avait été scientifiquement prouvé. Essayons d’ouvrir le spectre de tous les possibles ! L’éducation joue peut-être beaucoup : certains parents empêchent leurs enfants de s’éloigner, ils leur disent de faire attention à tout ; d’autres les laissent expérimenter des tas de choses : « Tu veux essayer ? Vas y, je suis là, je te tiens. Après, tu pourras faire tout seul. » Cela conditionne sans doute le comportement à l’âge adulte.
En matière de protection de l’environnement, comment passer d’une poignée de pionniers à une masse critique de décideurs engagés ?
Certains chefs d’entreprise sont des pionniers, d’autres sont forcés de le devenir. Des patrons investis dans la transition énergétique m’ont dit : « De toute façon, on n’a pas le choix. Si on ne le fait pas, on disparaît. » Aujourd’hui, on ne peut plus axer tout le développement économique sur le pétrole ou le gaz. Ce modèle est archaïque. Qu’on le veuille ou non, la société est en train de s’électrifier. Investir dans les énergies fossiles va devenir obsolète. Les gens qui ont des actifs dans ce domaine vont s’en débarrasser. Le risque serait que tous s’en débarrassent en même temps ; cela créerait une crise énorme ! Le monde de la finance est en train d’aiguiller l’industrie sur la voie de l’énergie renouvelable, de l’économie circulaire, du recyclage des déchets… Mais pour finir de convaincre les plus réticents et éviter de créer des distorsions de concurrence inacceptables entre les pionniers et les autres, il faut l’intervention des gouvernements et l’instauration de cadres légaux d’abord incitatifs, puis coercitifs.
La plupart des gens sont au courant des risques que font peser nos modes de vie sur la planète. Pourtant, on sent une difficulté à passer de la prise de conscience à la modification des habitudes. Comment l’expliquez-vous ?
Pour moi, la vie est comme un vol en ballon. Dans un ballon, vous êtes prisonnier de la direction des vents. Tant que vous restez à la même altitude, vous êtes poussé par l’inconnu, et ce n’est peut-être pas du tout ce que vous voulez ; l’expérience peut tourner au cauchemar. Mais si vous lâchez du lest, vous montez en altitude à travers les strates météorologiques, qui ont toutes une direction différente. Cela vous donne le choix. Dans la vie, c’est la même chose : nous sommes pris dans le courant de tout ce qui nous arrive – décisions politiques et économiques, crises financières, pandémies, ruptures, succès, échecs… Si nous restons à la même altitude, c’est-à-dire dans la même manière de penser, nous allons être prisonniers de la vie. Mais si nous arrivons à lâcher du lest, c’est-à-dire à abandonner des certitudes, des croyances, des habitudes, des préjugés, des dogmes, alors nous nous ouvrons à d’autres manières de penser, d’autres solutions, d’autres stratégies, nous retrouvons une liberté de choix face à l’ensemble des possibles. Pour moi, c’est fondamental, tant sur le plan professionnel que relationnel ou politique. C’est la magie de l’aventure : tout à coup, un changement nous oblige à fonctionner différemment. Cette magie m’a fait prendre conscience qu’en thérapie, mon rôle n’est pas de guider les patients, mais de leur donner envie et confiance dans leur capacité à penser autrement, à se comporter autrement et se mettre en relation autrement avec eux-mêmes, avec les autres et avec la vie, de manière à élargir leurs possibilités de choix.
Dans votre livre Réaliste, soyons logiques autant qu’écologiques, vous pointez toutefois que l’évolution des habitudes individuelles ne pourra suffire à faire changer le paradigme au niveau collectif…
L’ouverture de chacun à plus de sagesse, de bonté, de conscience, de compassion et de respect est indispensable. Mais j’ai le sentiment que si une personne évoluée spirituellement parvient à emmener dans son sillage sa famille, ses proches, voire un groupe de personnes, au niveau collectif, l’humanité ne peut avancer que si on lui fixe des règles, des normes, des standards qui l’empêchent de déraper. La beauté du monde ne dissuade pas l’être humain de commettre l’horreur et le miracle de la vie ne l’empêche pas de la détruire. Pour éviter la guerre, on ne compte pas sur la sagesse des peuples : on se dote de systèmes de diplomatie et d’institutions telles que les Nations-Unies. Pour obtenir l’égalité entre les genres, il ne suffit pas de dire : « la femme et l’homme doivent être respectés de la même manière » ; il faut mettre en place des quotas et des lois, pour forcer la mise en œuvre des comportements. Au quotidien, la nature humaine a tendance à choisir la conduite qui sert son intérêt immédiat, par priorité donnée au « moi » sur le « nous ». Il me semble donc très utopique de confier le salut de l’humanité aux bons soins de la sagesse et de la bonté, plutôt qu’aux barrières que la société doit se prescrire à elle-même pour ne pas déraper.
N’est-ce pas une façon de se dédouaner, au niveau individuel, de ne rien faire ?
Le rôle du citoyen est de faire ce qu’il peut à son niveau, notamment en montrant plus de respect pour ce qu’il consomme : l’eau, l’énergie, la nourriture… C’est important pour son évolution personnelle. Mais au niveau collectif, il faut que la responsabilité pèse aussi sur les entreprises. Et c’est de la responsabilité des États de poser le cadre législatif et réglementaire adéquat. Tant que celui-ci ne sera pas posé, il restera légal de polluer ! En tant que citoyens, nous devons manifester massivement notre désir de changement, non pas « contre » les entreprises et les gouvernements, mais « pour » donner une légitimité aux actions ambitieuses que les dirigeants entreprendront. Il est temps de changer le narratif sur l’écologie : comme je l’ai appris en psychiatrie, pour motiver quelqu’un, il faut parler son langage. Se dire : « Pourquoi est-ce qu’il est comme ça ? Qu’est-ce qu’il y a dans sa vie qui lui fait penser ce qu’il pense ? Et moi, qu’est-ce que ça peut m’apprendre ? » C’est ce que je fais avec les chefs d’entreprise : pour les convaincre de prendre des mesures en faveur de l’environnement, je leur prouve qu’ils y trouveront un intérêt, en leur montrant qu’il existe des solutions innovantes à la fois économiquement rentables, créatrices d’emplois et à même de protéger l’environnement. Vouloir stopper le développement et le progrès revient à renier l’essence même de l’homme. C’est pourquoi je prône une croissance qualitative, qui stimule la création de richesses par toutes les mesures permettant de diminuer le gaspillage et l’inefficience. C’est la fin du clivage entre écologie et économie : en les alliant, l’une devient la force motrice de l’autre.
Qu’est-ce que la spiritualité pour vous ?
L’humanité tend naturellement vers une matérialité dont la vibration est dense, basse et souvent source de tension ou de violence. La spiritualité, c’est le mouvement qui nous invite à développer une qualité énergétique plus haute, à devenir plus subtil que la matière, afin d’aller vers la bienveillance, la bonté, la sagesse, la compassion, le respect. Mais attention, il ne s’agit pas de bons sentiments, mais de bonnes attitudes : vous ne pouvez pas être bon, sage, conscient, respectueux et bienveillant tout seul ! Ces qualités, une fois touchées du doigt, doivent s’incarner dans le monde, dans une manière de vivre et une utilité sociale.
Entretien publié dans Inexploré Magazine – Mars 2022
Plus de 1000 solutions efficientes
Marrakech, novembre 2016. Bertrand Piccard est à la COP22 pour présenter la Fondation Solar Impulse qu’il vient de créer. Mais dès le début de son intervention, il sent l’indifférence de l’assistance. Comment faire pour susciter son intérêt ? Il lui faut une annonce choc. A la fin de son discours, il annonce donc, comme si c’était prévu, qu’il s’engage « à apporter d’ici deux ans mille solutions innovantes et rentables pour protéger l’environnement ». Le public applaudit, l’équipe de la Fondation blêmit : comment faire ? Mais le challenge est relevé : « En faire la promesse publique nous a obligés à brûler les ponts derrière nous pour être certains d’avancer », sourit l’explorateur. Le label Solar Impulse Efficient Solution est aujourd’hui le premier à garantir la rentabilité économique de produits écologiques. En quatre ans, 1327 solutions efficientes ont été identifiées et labellisées, dans les domaines notamment de la mobilité, de la construction, de l’industrie, de l’énergie et de l’agriculture.