[ENTRETIEN] François “Metsa” Demange
Dans les traditions chamaniques d’Amazonie et d’Amérique du Nord, le chant occupe une place centrale. Le guérisseur François Demange, dit Metsa, a été initié à ces pratiques. Il a même consacré une maîtrise d’anthropologie aux chants comme outils thérapeutiques dans le chamanisme traditionnel. Pourquoi cet intérêt ?
Le chant joue depuis toujours un rôle important dans les traditions de guérison du monde entier…
Beaucoup d’anthropologues se sont penchés sur la question ; le français Gilbert Rouger, par exemple, est l’auteur de La musique et la transe. Les traditions diffèrent mais le chant est toujours un outil d’expression : de soi, de sa connexion au monde spirituel, d’une prière, d’une intention… En arrivant en Amazonie, j’ai été stupéfait de découvrir comment les chamanes les utilisaient pour transformer une énergie et aider les gens à aller mieux. Leur pratique était à mille lieues de mon éducation et de mon acquis culturel. J’ai eu à cœur de m’initier et de comprendre.
D’où viennent les chants que vous utilisez en cérémonie ?
Tout part du concept que certaines plantes ont un pouvoir médicinal ou spirituel, qu’elles sont animées d’une conscience. Si l’on « diète » ces plantes, en suivant une certaine ascèse, à l’écart de la société, on finit par cultiver une connexion au monde végétal, on en acquiert une perception et une compréhension ; l’esprit de la plante vient et enseigne. Dans l’histoire de la tradition, le chant est transmis directement par la plante. Depuis 20 ans que je fais des diètes, il m’est arrivé de recevoir des accords et des harmoniques, sous forme de rêves. Chez les Quechua Lamista, les chants sont écrits, ils se transmettent de génération en génération. Ce sont des chants très répétitifs, comme des mantras, avec un début et une fin. Chez les indiens Shipibo, tout se fait dans la vision. En fonction de ses capacités, de son art, chaque guérisseur développe sa façon d’exprimer sa relation au monde des esprits, de se relier à la médecine traditionnelle et de la transmettre. La musique devient un moyen de communiquer cette connexion-là aux autres.
Quel est précisément le rôle des chants dans les cérémonies d’ayahuasca ?
Chanter pour quelqu’un en cérémonie est une action bien spécifique. L’ayahuasca ouvre à un état d’hyper-sensibilité et de supra-conscience, qui donne accès à des visions. Le chamane, par son apprentissage, a appris à les interpréter. Il sait lire ce qu’il se passe dans le corps et l’âme des participants, repère les pathologies, pose un diagnostic et identifie dans quelle direction il doit aller. Le chant intervient alors comme un outil thérapeutique. Le guérisseur le construit en fonction de ce qu’il voit, à partir de tout le vocabulaire chamanique qu’il a acquis. Le chant est l’expression à la fois de sa médecine et de son intention – apaiser, ouvrir, guider, soigner… Il devient porteur et passeur de la force du guérisseur, des esprits et des énergies que celui-ci a appelés pour transformer et optimiser ce qu’il a perçu chez le patient. Une vibration, une émotion passent. Une connexion et un échange s’établissent. Le chant redessine le contour de la vision et modifie l’énergie du patient, le soin se met en place. C’est très particulier, c’est très beau.
Est-ce la même chose chez les indiens d’Amérique du Nord ?
Pour eux, le chant est plutôt une forme de prière, où tout le monde est invité à participer. Le chanteur principal lance un appel ; les autres membres du groupe répondent en écho. Dans les grandes plaines amérindiennes, on dit toujours « All my relations » : « Nous sommes tous reliés ». Le chant est un moyen pour les hommes de se connecter en un esprit, en un seul cœur, avec la Terre Mère, le Père Ciel, les animaux, les pierres, l’eau, les quatre directions… Tout le monde, ensemble, participe à la connexion spirituelle.
Conseilleriez-vous aux gens d’essayer de trouver leur propre chant ?
Dans l’absolu, c’est juste : chacun, en se connectant à son intériorité, peut faire émerger un son qui lui sera guérisseur. Mais attention : aujourd’hui, on veut tout très vite. Je viens d’une tradition où l’on ne peut pas faire n’importe quoi tout de suite, où il convient de s’inscrire dans une lignée et une transmission ancestrale. Avant de se mettre à inventer des choses ou à les mettre à sa sauce, il faut d’abord acquérir les racines et les bases. Sinon, on peut passer à côté ou tomber dans une espèce d’illusion, un imaginaire ou une dilatation de l’égo – « Ça y est, je suis chamane, j’ai des pouvoirs, des visions, une connexion spirituelle… » C’est un peu ridicule, et souvent, ça finit par péter. Chanter pour soi, puis pour les autres, doit d’abord passer par un ancrage et un apprentissage concret, porté par une personne expérimentée et intègre. Cela demande beaucoup de patience, d’engagement, d’humilité et de discernement. Personnellement, je n’ai commencé à chanter en cérémonie qu’après quatre ans en Amazonie. C’est comme tout : il faut commencer par se faire un peu la cuirasse, puis se dire que rien n’est jamais acquis, rester dans le calme intérieur, l’ouverture et la prière.
Au final, que vous a appris la fréquentation de ces mondes ?
Que tout est langage. Le chant, la danse, les plantes, la relation aux montagnes, les visions de l’ayahuasca, les esprits… Tout est manière de se relier. Mon rôle aujourd’hui est d’amener les occidentaux à toucher du doigt ce langage de la nature et de l’invisible, à découvrir comment on s’y connecte et comment on communique avec lui.
Entretien publié en octobre 2014 dans “Inexploré Magazine”
TEMOIGNAGE
Le cinéaste Jan Kounen connaît bien les chants guérisseurs des chamanes amazoniens. Dans la préface de De l’ombre à la lumière (Metsa, Mama Editions), il raconte une expérience vécue au Pérou lors d’une cérémonie d’ayahuasca.
« L’ivresse à son climax, je serre mes petites fesses pour résister à un départ en vrille un peu violent. Dans la maloca sombre et habitée, bruits de vomissement, petits rires nerveux, soupirs et larmes… Dans le tumulte, tandis que je me mets en prière anti-vrille, je perçois le mouvement d’un homme imposant, titubant légèrement, qui s’approche. Il s’arrête devant moi et s’assoit. Ouf ! Un guérisseur a perçu ma vrille ; je me prépare à recevoir un chant. C’est un peu comme si votre bateau venait de couler, vous vous retrouvez accroché à la bouée de feu le Sans retour, votre petit esquif tout seul dans une mer démontée, et voilà que vous entendez le doux vrombissement des pales de l’hélico de la sécurité civile qui approche. Ça va mieux, y a qu’à saisir le filin, concentre-toi ! Le chant, c’est ce filin, et je m’accroche. Il se déroule : les visions s’assombrissent, mais c’est la catharsis ; je ne résiste pas et traverse, fenêtres fermées, des banlieues de démons, parfaitement guidé pour déboucher vers la lumière d’une clairière champêtre. Une idée germe dans mon esprit ivre : « Quand un pilote est en vrille, au lieu de résister, il doit accélérer pour dominer le mouvement et reprendre le contrôle. » C’est ce qu’a fait le chant ; il a eu pour effet de me sortir de l’enfer et de me catapulter à nouveau vers le ciel étoilé, m’évitant de me retrouver en slip à Démon City. »