[CES MOMENTS] Gueule d’ange
Je les ai rencontrés à un an d’intervalle.
Le premier paradait sur la façade occidentale de la cathédrale de Reims, au-dessus du portail nord. J’ai tout de suite succombé à son air malicieux, à son expression douce et à ses boucles de roche blonde. On l’appelait l’Ange au sourire. C’était en juillet 1992, il allait sur ses 752 ans.
Le second avait les pieds sur terre, la cigarette au bec et les deux mains sur un piano. Installé avec ses potes au milieu de Eyre Square, la place centrale de Galway, il arrivait de Lincoln, en Angleterre, et donnait un concert. C’était en août 1993, il attaquait son trentième été.
Je ne me souviens pas du chemin qui m’avait amenée à Galway. Dublin, sans doute, avait été ma porte d’entrée. Puis Wexford, peut-être, et en route vers l’ouest. Deux mois en Irlande, mon premier périple en solitaire, le début de l’écriture… les prémices de ma vie d’adulte. Je venais d’avoir 21 ans.
Le groupe s’appelait L4TN. Listen 4 the Noise. J’ai écouté. C’était un bel après-midi, de ceux qui font mentir les gausseurs du climat irlandais. Sur les pelouses de Eyre Square, ça rêvassait sévère. J’étais à Galway depuis quelques jours. J’aimais cette ville. J’aimais traîner dans ses pubs autant que dans ses salons de thé. J’aimais traverser la lande, regarder la mer, observer les bateaux, arpenter l’animation de High Street et les rives calmes du Corrib. J’aimais me sentir là, libre et en devenir, aux portes du Connemara.
A ce stade, je commençais à rayonner de cette patine particulière aux voyageurs au long cours. Le soir, quand résonnait dans la chaleur d’un pub le rythme d’un bodhran ou la puissance d’un chant a cappella, on me prenait pour une Irlandaise, on me glissait des mots doux grattés sur des sous-bocks. Ça me flattait, mais je m’en foutais. J’avais tant d’une enfant.
Ce jour-là, assise sur un muret de pierre près d’un des traîne-savates de la place, je venais de comprendre ce qu’était le bonheur. Au terme de l’effort, au-delà de la satisfaction d’avoir atteint le but, je venais de saisir ce moment donné, cette grâce de l’instant, cette communion soudaine de la simplicité.
Le gig terminé, délaissant son clavier, il s’est avancé, a allumé une clope et s’est assis à mes côtés. Je ne sais plus rien de ce que nous nous sommes dits. Je ne me souviens que de ses cheveux blonds coupés courts, de son regard et de son sourire. Je les connaissais : ils ressemblaient à ceux de l’Ange. Pendant que nous parlions, le temps s’est tu.
Peu après, j’ai quitté Galway, fidèle au projet que je m’étais fixé : réaliser un reportage (mon premier) sur les festivals de musique irlandais. J’ai mis le cap au sud, dans un bus improbable, direction le Kerry. Limerick, et puis Tralee.
Comme chaque été, la ville cherchait sa Rose. Une sorte de concours de miss, enivré de musique et de bière. Partout dans les rues, des groupes jouaient. J’étais assise sur un bout de trottoir, fraîchement sortie d’un rendez-vous à l’office du tourisme, le nez dans mon carnet de notes, quand je fus happée par un « hello ». J’ai levé la tête. L4TN était de la fête.
Sur un bout de papier, tu m’as écrit ton nom. Jamie. Jamie G. J’ai dû t’écrire le mien. Là encore, je ne sais plus rien de ce que nous nous sommes dits. Je ne me souviens que de ton regard, de ton sourire et de la proximité de nos peaux. On s’est frôlé, on s’est plu, et le temps s’est suspendu à nouveau.
Le soir de ton concert, tu es monté sur scène, je t’ai dit au revoir. Les rues étaient bondées, on s’entendait à peine. Le lendemain, j’ai mis les voiles vers un autre festival. Tous les deux, nous étions de passage… Prise de court par l’imprévu, j’ai fui notre possible histoire. J’apprenais ma liberté, mais mon cadre était encore serré.
Quelques mois plus tard, désertant l’hiver et la mort de mon grand-père, je suis montée de nuit dans un bus Eurolines et j’ai roulé vers Londres. Au petit matin, je me suis dit : « Et pourquoi pas Lincoln ? » Je n’avais que six lettres pour te trouver. J’ai pris un autre bus, mais la chance ne sourit pas trois fois.
Il y a huit jours, j’ai appris que Jamie s’était envolé, il y a dix ans. Vers d’autres cieux, à 45 ans. Sur ses derniers portraits, il a les cheveux longs, en douces boucles blondes. Et sous un voile de lassitude, toujours ce regard, et toujours ce sourire… C’était écrit depuis le début : Jamie avait une gueule d’ange.
Tu t’appelais Jamie Goddard. Il y a huit jours, en te perdant à jamais, j’ai retrouvé la leçon du passé : face à l’inconnu, la solution n’est pas l’esquive, mais l’engagement.
Avec son air confiant, l’ange de Reims ne cesse lui aussi de me le rappeler : « Allez, vas-y, la vie c’est maintenant. »
In memoriam.